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Expériences historiques contestées, problématiques détournées, anachronismes piégeants (1/3)

Le cas des expériences de Galilée  : le « passe-vins »

07/11/2023

Pierre Lauginie

Groupe d'Histoire et de Diffusion des Sciences d'Orsay, Université Paris-Saclay

Delphine Chareyron

ENS de Lyon / DGESCO

Article tiré d'une présentation orale donnée lors du « Congrès de la la Société Française de Physique » en juillet 2023 à Paris.

Résumé

Cet article s'intéresse à l'expérience de Galilée du « passe-vins », sa réalisation et son interprétation.


Cette série de trois articles tend à une réhabilitation de certains textes anciens contestés. La méthode de réplication a permis de réfuter certaines positions de scientifiques ou d'historiens qui, non seulement ont contesté la réalité des expériences rapportées entre autres par Galilée, mais se sont égarés au sujet de la problématique qui soutenait ces expériences, voire ont pêché par anachronisme. Ces deux derniers points n'étant pas les moins importants à nos yeux.

Nous illustrons notre propos à partir de trois expériences de Galilée :

Introduction

Les trois expériences de Galilée, présentées dans cet article et dans les suivants, sont décrites dans les « Discours concernant deux sciences nouvelles », en bref les Discorsi, élaborés en 1633 et publiés en 1638. Ces textes sont une compilation d'écrits de Galilée (1564-1642) remontant, pour l'essentiel, à sa période padouane entre 1592 et1610, figures 1 et 2.

1. Le texte de Galilée sur le « passe-vins »

Dans la « Première journée » des Discorsi, Galilée décrit une expérience bien connue au XVIe siècle chez les distillateurs de liqueurs sous le nom de « passe-vins », également rapportée par Ambroise Paré sous le nom de « remonte-vins ».

« Salviati [...] on remplit d'eau un globe de cristal muni d'un orifice pas plus large qu'un brin de paille, puis on le retourne, l'ouverture dirigée vers le bas : l'eau, malgré sa gravité considérable et sa propension à descendre dans l'air, celui-ci malgré sa disposition contraire pour s'élever, refusent l'un comme l'autre de passer par l'orifice, et demeurent tous deux opiniâtrement sur leur position.

Si en revanche on place l'ouverture dans un récipient contenant du vin rouge, [...] on verra aussitôt celui-ci s'élever lentement dans l'eau sous forme de traînées rouges, et cette dernière, avec une égale lenteur, descendre dans le vin, sans se mélanger, si bien qu'en fin de compte le globe se remplira complètement de vin et l'eau passera tout entière dans le récipient inférieur. »

Dans les Discorsi le texte est présenté sous forme de dialogues ente trois protagonistes :

  • Salviati, le plus "savant" est de fait le porte-parole de Galilée ;
  • Sagredo représente l'homme cultivé "de bon sens" ;
  • Simplicio représente le "naïf" - implicitement aristotélicien ou "péripapéticien" - ce qui ne l'empêche pas de poser de vraies et difficiles questions (comme font les enfants).

De la même manière, dans de "Dialogue sur deux systèmes du monde", on retrouve les mêmes protagonistes.

2. La réplication de l'expérience


Enregistrement des premières minutes de l'expérience (vidéo accélérée x3,5).

Source : D. Chareyron


La figure 5 présente une adaptation de l'expérience. Initialement le récipient du haut est rempli par de l'eau et celui du bas par du vin. Une feuille de carton percée d'un petit trou sépare les deux récipients.

On observe le mince filet de vin montant à travers l'eau sans se mélanger à l'eau.

L'expérience du « passe-vins »

Figure 5.  L'expérience du « passe-vins »

Tout au long de l'expérience, le vin monte en un filet pour remplir le récipient du haut sans se mélanger à l'eau.

Source : P. Lauginie, présentation au congrès de l'UdPPC, 2007


D'autres exemples sont présentés dans les figures suivantes, en utilisant 2 verres, figure 6, et le résultat d'un transfert quasi-complet, figure 7.

Expérience du « passe-vins » avec deux verres

Figure 6.  Expérience du « passe-vins » avec deux verres

Source : D. Chareyron


Vue terminale de l'expérience du « passe-vins »

Figure 7.  Vue terminale de l'expérience du « passe-vins »

Le vin, initialement dans le récipient du bas a pratiquement complètement pris la place de l'eau, initialement dans le récipient du haut.

Source : D. Chareyron


3. La contestation de Koyré

Koyré (1892-1934) était un important historien des sciences, aujourd'hui nuancé voire controversé notamment sur son rejet excessif de tout empirisme (pas de "faits") et sa conception des "révolutions scientifiques".

Koyré rejetait notamment la "réalité" des expériences rapportées non seulement par Galilée, mais aussi par Pascal. Pour lui, l'essentiel n'était pas dans le "fait" expérimental, mais dans l'environnement philosophique, idéologique, social qui conduisent à telle ou telle expérience, c'est-à-dire les motivations.

Koyré a contesté fortement la réalité de l'expérience rapportée par Salviati [2] [3] :

«  [...] si nous la répétions exactement comme elle est décrite, [...] nous ne verrions pas l'eau et le vin simplement se remplaçant mutuellement ; nous verrions la formation d'un mélange.

Que conclure ? [...] ou pouvons-nous supposer que Galilée, qui sans aucun doute n'a jamais mélangé d'eau à son vin [...], n'avait jamais fait l'expérience ; mais que, en ayant entendu parler, il la reconstruisit dans son imagination, acceptant la totale et essentielle incompatibilité de l'eau et du vin comme un fait indubitable ?

Personnellement, je présume que [cette] seconde explication est la bonne.  »

4. Interprétation en termes de dynamique des fluides

Dans cette expérience, on assiste à une compétition entre deux phénomènes de temps caractéristique très différents :

  • la décantation par gravité, qui démarre quasi immédiatement ;
  • et la diffusion d'un liquide dans un autre : le temps caractéristique peut atteindre des heures si tout est parfaitement calme.

Ainsi, on assistera soit à un échange incomplet en général avec récipients usuels (verres, flacons) : la diffusion (mélange) prenant le dessus au bout de quelques heures. L'échange complet ne sera possible qu'avec de « plus petits » récipients.

5. Retour sur l'original : une problématique détournée

La problématique de Galilée n'est pas la problématique moderne de Koyré.

Koyré se demande pourquoi donc le filet de vin ne se mélange-t-il pas à l'eau ?

Galilée :

« Salviati Vous voyez donc à quel point se trompent ces philosophes qui attribuent à l'eau une viscosité ou un principe quelconque de liaison, obstacles effectifs à la division et à la pénétration ;

Sagredo Mais alors, à supposer qu'il n'y ait entre les parties de l'eau ni ténacité ni cohérence, comment de grosses gouttes d'eau peuvent-elles se maintenir et faire saillie, notamment sur les feuilles des choux, sans s'écouler et s'aplanir ? »

La réponse est parce qu'il y a incompatibilité entre l'eau et son environnement, ici l'air.

Mais s'il y a compatibilité entre l'eau et le vin, alors le vin monte dans l'eau.

« Salviati Et de fait, il existe entre l'air et l'eau un antagonisme très net comme je l'ai observé dans une autre expérience ; on remplit d'eau un globe de cristal muni d'un orifice pas plus large qu'un brin de paille, puis on le retourne, l'ouverture dirigée vers le bas : l'eau, malgré sa gravité considérable et sa propension à descendre dans l'air, celui-ci malgré sa disposition contraire pour s'élever, refusent l'un comme l'autre de passer par l'orifice, et demeurent tous deux opiniâtrement sur leur position.

Si en revanche on place l'ouverture dans un récipient contenant du vin rouge, dont la gravité est à peine inférieure à celle de l'eau, on verra aussitôt celui-ci s'élever lentement dans l'eau sous forme de traînées rouges, et cette dernière, avec une égale lenteur, descendre dans le vin, sans se mélanger, si bien qu'en fin de compte le globe se remplira complètement de vin et l'eau passera tout entière dans le récipient inférieur. Qu'en conclure alors, sinon qu'il existe une certaine incompatibilité mystérieuse entre l'eau et l'air, mais peut-être…

Simplicio J'ai presque envie de rire en voyant la grande antipathie qu'éprouve le seigneur Salviati pour « l'antipathie », qu'il ne veut même pas appeler par son nom ; et pourtant, elle lève parfaitement la difficulté.

Salviati Que telle soit, puisqu'il plaît au seigneur Simplicio, la solution du problème… »

Koyré semble admettre que Galilée aurait accepté « la totale et essentielle incompatibilité de l'eau et du vin comme un fait indubitable ». Partant de là, la critique de Galilée est facile !

Mais au contraire, la problématique de Galilée est tout autre : Salviati se montre très surpris du fait que, lorsque le ballon plein d'eau percé d'un trou est retourné dans l'air, l'eau ne s'écoule pas à travers le trou malgré sa propension à descendre, et l'air ne vient pas la remplacer malgré sa disposition contraire pour s'élever.

Au tout début du texte, il affirme une « incompatibilité », un antagonisme entre l'air et l'eau (antagonisme qui est censé expliquer la cohésion des gouttes de liquide) et finalement l'existence d'une telle « mystérieuse » incompatibilité est réaffirmée en conclusion.

Ainsi, affirmée au début et à la fin, tel est son problème : pourquoi l'eau ne s'écoule-t-elle pas à travers le trou ? Et le passe-vins n'est appelé à la rescousse que pour supporter cette vue : quand l'air est remplacé par du vin - qui n'est pas incompatible avec l'eau puisqu'il lui est miscible, et qui est à peine moins dense - l'échange se produit !

Le fait que le vin fraye son chemin à travers l'eau sans s'y mélanger apparaît, en vue de cette démonstration, comme un phénomène secondaire, qui ne semble pas étonner Galilée dont la pensée est ailleurs. Que l'on ne dise donc pas que Galilée invoquerait une « incompatibilité » entre l'eau et le vin, c'est tout le contraire. Le fait principal est que le vin « monte » à travers l'eau, qu'il s'y mélange ou non, contrairement à l'air.

C'est ce problème qui trouvera sa complète explication, quelques années plus tard avec Torricelli et la notion de pression atmosphérique en 1644, qui sera reprise par Pascal. Mais comme le texte de Galilée paraît loin de cette solution ! (notons que le texte, publié en 1638, a pu être écrit beaucoup plus tôt). Et l'on ne peut s'empêcher de voir des relents d'aristotélisme - malgré qu'il en ait - dans le texte de Galilée : « antagosisme », « propension à descendre », « disposition pour s'élever », voilà des concepts plus aristotéliciens que modernes.

6. Conclusion sur le « passe-vins »

Cet exemple d'expérience montre un détournement de problématique en histoire des sciences.

Galilée, loin d'invoquer une « incompatibilité » de l'eau et du vin, utilise au contraire leur compatibilité à l'appui de son argumentation. Le « non-mélange » n'est pas son problème (si c'est le nôtre).

La problématique de Galilée est complètement différente de celle que lui attribue Koyré !

Les autres articles de la série sur les expériences de Galilée :

Références

[1] G. Galilei, Discours concernant deux sciences nouvelles, 1972, Traduction française de Maurice Clavelin, Paris, Armand Colin et Masson ; 1994, nouvelle édition, Paris, PUF, p.60-61.

[2] A. Koyré, Revue d'Histoire des Sciences, 1960, *13*, 240-241 ; Metaphysics and measurement, p. 84.

[3] A. Koyré, Revue d'Histoire des Sciences, 1960, *13*, notes, p. 241 ; Metaphysics and measurement, p. 84.

Pour citer cet article :

Expériences historiques contestées, problématiques détournées, anachronismes piégeants (1/3) - Le cas des expériences de Galilée  : le « passe-vins », Pierre Lauginie, novembre 2023. CultureSciences Physique - ISSN 2554-876X, https://culturesciencesphysique.ens-lyon.fr/ressource/Experiences-Galilee-Lauginie1.xml

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