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Classification
Expériences historiques contestées, problématiques détournées, anachronismes piégeants (2/3)
Le cas des expériences de Galilée : le plan incliné
13/11/2023
Article tiré d'une présentation orale donnée lors du « Congrès de la la Société Française de Physique » en juillet 2023 à Paris.
Résumé
Cet article s'intéresse à l'expérience de Galilée du plan incliné.
Table des matières
Cette série de trois articles tend à une réhabilitation de certains textes anciens contestés. La méthode de réplication a permis de réfuter certaines positions de scientifiques ou d'historiens qui, non seulement ont contesté la réalité des expériences rapportées entre autres par Galilée, mais se sont égarés au sujet de la problématique qui soutenait ces expériences, voire ont pêché par anachronisme. Ces deux derniers points n'étant pas les moins importants à nos yeux.
Nous illustrons notre propos à partir de trois expériences de Galilée :
- Galilée et le « passe-vins »
- Galilée, le plan incliné ; décrit dans cet article
- Galilée et « l'instantanéité »
Introduction
Les trois expériences de Galilée, présentées dans cet article et dans les suivants, sont décrites dans les « Discours concernant deux sciences nouvelles », en bref les Discorsi, élaborés en 1633 et publiés en 1638. Ces textes sont une compilation d'écrits de Galilée (1564-1642) remontant, pour l'essentiel, à sa période padouane entre 1592 et 1610, figures 1 et 2.
1. Reconstitution de l'expérience
Dans la « Troisième journée » des Discorsi, Galilée décrit la célèbre expérience du plan incliné. Il explique que les durées ont été mesurées « avec précision » à l'aide d'une sorte d'horloge à eau.
Après un raisonnement mathématique un peu laborieux (sans la notion de différentielle !) rapporté par Salviati au nom de "l'Auteur" (i.e. Galilée), Simplicio en vient à réclamer une preuve expérimentale. Salviati décrit alors l'expérience menée par "l'Auteur" et dont il affirme avoir été témoin. Clairement, il s'agit de prouver la loi du mouvement accéléré (espace total parcouru "comme" le carré du temps, ou espaces successifs "comme" la suite des nombres impairs).
« Simplicio — J'ai pris plus de plaisir à ce raisonnement facile et évident du seigneur Sagredo qu'à la démonstration, pour moi plus obscure, de l'Auteur ; et je suis bien convaincu que les choses doivent se passer ainsi, une fois énoncée et acceptée la définition du mouvement uniformément accéléré. Mais que l'accélération dont se sert la nature dans le mouvement de chute des graves soit bien telle, je persiste à en douter ; il serait donc opportun, me semble-t-il, pour m'éclairer et aussi tous ceux qui pensent comme moi, de rapporter maintenant l'une de ces nombreuses expériences qui, avez-vous dit, concordent de différentes manières avec les conclusions démontrées. Salviati — Votre demande, qui est d'un véritable homme de science, est tout à fait raisonnable ; car c'est ainsi qu'il convient de procéder dans les sciences appliquant à l'analyse de la nature les démonstrations mathématiques, telles la perspective, l'astronomie, la mécanique, la musique, et d'autres encore, qui toutes confirment par des expériences judicieuses leurs principes, fondements de tout l'édifice ultérieur. Je ne voudrais donc pas que cela semble du temps perdu si nous consacrons une longue discussion à ce premier et décisif fondement sur lequel s'appuie l'immense machine des conclusions, infiniment nombreuses, dont notre Auteur au reste n'a donné qu'un petit nombre dans ce livre où il aura tant contribué à ouvrir une voie jusqu'ici fermée aux esprits spéculatifs. S'agissant donc des expériences, il n'a nullement négligé de les faire ; et afin de rendre certain que l'accélération des graves descendant naturellement s'opère bien selon la proportion énoncée plus haut, je me suis retrouvé plus d'une fois, en sa compagnie, à en établir la preuve de la façon suivante. Dans une règle, ou plus exactement un chevron de bois, long d'environ 12 coudées, large d'une demi-coudée et épais de 3 doigts, nous creusions un petit canal d'une largeur à peine supérieure à un doigt, et parfaitement rectiligne ; après l'avoir garni d'une feuille de parchemin bien lustrée pour le rendre aussi glissant que possible, nous y laissions rouler une boule de bronze très dure, parfaitement arrondie et polie. Plaçant alors l'appareil dans une position inclinée, en élevant l'une de ses extrémités d'une coudée ou deux au-dessus de l'horizon, nous laissions, comme je l'ai dit, descendre la boule dans le canal, en notant, selon une manière que j'exposerai plus loin, le temps nécessaire à une descente complète : l'expérience était recommencée plusieurs fois afin de déterminer exactement la durée du temps, mais sans que nous découvrîmes jamais de différence supérieure au dixième d'un battement de pouls. La mise en place et cette première mesure étant accomplies, nous faisions descendre la même boule sur le quart du canal seulement : le temps mesuré était toujours rigoureusement égal à la moitié du temps précédent. Nous faisions ensuite varier l'expérience, en comparant le temps requis pour parcourir la longueur entière du canal avec le temps requis pour parcourir sa moitié, ou les deux tiers, ou les trois quarts, ou toute autre fraction : dans ces expériences répétées une bonne centaine de fois, nous avons toujours trouvé que les espaces parcourus étaient entre eux comme les carrés des temps, et cela quelle que soit l'inclinaison du plan, c'est-à-dire du canal, dans lequel on faisait descendre la boule. Nous avons aussi observé que les temps de descente, pour les différentes inclinaisons du plan, avaient exactement entre eux la proportion que l'Auteur, comme nous le verrons plus loin, avait prédite et démontrée. Pour mesurer le temps, nous prenions un grand seau rempli d'eau que nous attachions assez haut ; par un orifice étroit pratiqué dans son fond s'échappait un mince filet d'eau que l'on recueillait dans un petit récipient, tout le temps que la boule descendait dans le canal. Les quantités d'eau ainsi recueillies étaient à chaque fois pesées à l'aide d'une balance très sensible, et les différences et proportions entre les poids nous donnaient les différences et proportions entre les temps ; la précision était telle que, comme je l'ai dit, aucune discordance significative n'apparut jamais entre ces opérations, maintes et maintes fois répétées. Simplicio — J'aurais vraiment aimé assister à ces expériences ; mais comme je suis sûr du soin avec lequel vous les avez faites, et de la fidélité avec laquelle vous les rapportez, je me déclare satisfait et les tiens pour très certaines et vraies. |
On peut être étonné de la possibilité d'une mesure suffisamment précise avec un tel dispositif de mesure du temps, mais nous verrons comment cela est possible.
Lors d'une intervention à l'université d'Alger en 2011, le Professeur Ben Daoud, alors doyen, m'a montré les résultats obtenus avec des étudiants de master ayant réalisé une exacte réplique du plan incliné de Galilée, figure 3.
Le groupe d'Alger a répliqué exactement l'expérience selon cette description : longueur de la rampe inclinée, gorge, bille, horloge à eau : au top de départ donné par l'étudiant retenant la boule, le second étudiant retire son doigt qui bloquait l'écoulement de l'eau du bassin, et le remet immédiatement au son du choc d'arrivée (boule contre une plaque métallique). L'eau, écoulée dans un bécher, est alors pesée. La réussite de cette expérience réalisée avec des moyens si simples a beaucoup contribué à me persuader que cette expérience quantitative était, du moins, possible à l'époque de Galilée.
La photo de la figure 4 présente l'expérience où toutes les dimensions sont respectées. Au top de départ, l'étudiant de droite libère l'orifice d'écoulement de l'eau du bassin qui est recueillie dans un bécher, puis rebouche rapidement l'orifice au « ding » d'arrivée. L'eau écoulée est alors pesée, exactement comme dans l'expérience originale.
On a représenté sur la figure 5, à droite, la distance x (en mètres) parcourue sur le plan incliné par la bille en fonction du carré de la masse M d'eau écoulée. La figure de gauche présente un schéma du plan incliné, où sont représentés les distances x et le calcul de la pente. Pour chaque inclinaison, les billes sont lâchées successivement à 1, 2, 3, 4 et 5 mètres.
La masse M d'eau écoulée est proportionnelle au temps[1].
On observe que les résultats sont convaincants : les distances parcourues sont proportionnelles aux carrés des temps, pour différentes pentes.
Galilée n'a donc aucunement exagéré en prétendant l'expérience précise. En tous cas, suffisamment précise en vue du but recherché : établir, ou justifier une loi.
2. Galilée et le concept de vitesse : une réinterprétation due à l'historien Pierre Souffrin
Galilée effectue un raisonnement sur la notion de vitesse à partir de l'idée d'une chute sur plan incliné.
Pierre Souffrin en donne une analyse qui paraît tout à fait vraisemblable [2], figure 6.
Galilée affirme que, pour une hauteur de chute donnée AB, les vitesses sur des plans différemment inclinés sont « inversement comme les longueurs totales AC et AD », c'est à dire proportionnelles à la pente (au sinus de l'inclinaison).
Galilée a été sévèrement critiqué par l'historiographie moderne pour cette affirmation : il semble affirmer une proportionnalité entre la vitesse et la pente, alors que ce sont les accélérations qui sont proportionnelles à la pente. Serait-il incohérent avec lui-même, lui qui, dans les Discorsi, affirme que les vitesses à l'arrivée, comme les vitesse moyennes, sont égales ?
On a énormément glosé sur un Galilée dont l'opinion – soi-disant initialement erronée sur cette question – aurait évolué ensuite sur quelques années.
Pierre Souffrin fait remarquer qu'il serait bien plus adéquat de se reporter au contexte de l'époque, le tout début XVIIe siècle pour l'étude du mouvement. La notion moderne de vitesse comme quotient de grandeurs différentes n'existe pas, a fortiori celle de vitesse instantanée.
La notion intuitive de rapidité est rendue, le plus souvent, par la distance parcourue en un temps donné. C'est ce qu'on appelle la conception standard préclassique de la vitesse, dont personne n'a dit (mais que beaucoup ont cru) que c'était limité aux mouvements uniformes ! Avec cette définition – encore en cours dans la 1re moitié du XVIIe siècle – Galilée a raison !
Prenons l'exemple suivant, tableau 1.
Tableau 1. Application de la loi des vitesses de Galilée
On cherche la distance parcourue, pendant le même temps, par un même objet, soit chutant de A à B soit sur le plan incliné défini par AC. D'après Galilée, on peut écrire le rapport de proportion entre les deux vitesses : $$ \frac{v_{AC}}{v_{AB}} \propto \frac{AB}{AC} $$ C'est-à-dire : \( \frac{v_{AC}}{v_{AB}} \propto \sin \theta \) Finalement : \( v_{AC} \propto v_{AB} \sin \theta \) On fixe ce temps t égal à 1 seconde, et g, l'accélération de la pesanteur, arrondie à 10 m.s-2. À l'aide de la deuxième loi de Newton, selon la direction AB, la distance parcourue par l'objet est d1 = 1/2 gt2 = 5 mètres Selon la direction AC, la distance parcourue par l'objet est d2 = 1/2 (g sin θ) t2 = 5 sin θ mètres |
La vitesse standard préclassique est effectivement proportionnelle à l'inclinaison (sin θ), tout comme l'accélération !
N'est-ce pas là une interprétation plus vraisemblable du texte de Galilée, plutôt que de remettre en cause la cohérence de sa pensée ?
3. Une mesure de l'accélération de la pesanteur ? Non !
Faut-il voir dans cette expérience une tentative de mesure de g ? Non ! Ce n'était pas dans l'air du temps, et de loin.
Une discussion a récemment eu lieu sur une liste de diffusion d'histoire des sciences, où un participant rapportait une question qui lui avait été posée : « Dans l'expérience du plan incliné, Galilée ne donne aucune mesure de g. Ne faut-il pas voir là un argument à l'appui de ceux qui contestent que Galilée ait fait cette expérience ? (sous-entendu : car, évidemment, s'il l'avait faite, il aurait immédiatement donné une mesure de g). »
Rien n'est plus faux. L'idée que l'on fût intéressé, à l'époque, par une valeur numérique de l'accélération est totalement anachronique. Galilée veut établir une loi, celle du mouvement sous une force constante, il s'intéresse à la forme de la loi (en carré des temps), pas à la valeur de l'accélération de la pesanteur g qui est un coefficient de proportionnalité dépendant des unités. On n'écrit pas « = », on dit « varie comme ». De plus, on répugne, et on répugnera encore longtemps, à diviser entre elles des grandeurs différentes, quel sens donner à la division ?
Encore, à la fin du XVIIIe, Cavendish, dans sa célèbre expérience de détermination de la densité moyenne de la Terre, a besoin de l'accélération de la pesanteur pour passer de sa mesure (la force entre deux masses données) à la masse de la Terre [3]. Mais il n'est pas question de g ! L'intensité de la pesanteur est introduite indirectement par la longueur du pendule simple qui aurait la même période d'oscillation que le fléau de sa balance de torsion. Il ne travaille qu'avec des grandeurs fondamentales : des longueurs, des masses et des périodes !
Il y aussi une seconde raison : utilisant le roulement sans glissement d'une boule sur un plan incliné au lieu d'un glissement pur, on montre facilement que l'accélération est alors \( \frac{5}{7} g \sin \theta \) au lieu de \( g \sin \theta \).
La démonstration requiert d'utiliser les concepts d'énergie potentielle, énergie cinétique de translation et énergie cinétique de rotation, moment angulaire et moment d'inertie, toutes notions inexistantes à l'époque de Galilée. L'aurait-il voulu, son expérience ne pouvait conduire, avec les connaissances de l'époque, à une mesure de g. Strictement, vu d'aujourd'hui, avec nos concepts modernes, Galilée n'a pas démontré la loi du mouvement sans frottement sur un plan incliné : il aurait fallu prouver que ce qui était observé avec une boule le serait encore pour un glissement pur, et il n'en avait pas les moyens conceptuels. Mais dire cela, avec nos concepts modernes, ce n'est déjà plus faire de l'histoire, la question, à l'époque, ne se posait évidemment pas.
Les autres articles de la série sur les expériences de Galilée :
Références
[1] G. Galilei, Discours concernant deux sciences nouvelles, 1972, Traduction française de Maurice Clavelin, Paris, Armand Colin et Masson ; 1994, nouvelle édition, Paris, PUF, p.60-61. Lien vers l'extrait en pdf accessible sur IN2P3 : Institut Robert Hooke — document de l'étudiant en licence Philo-Physique.
[2] P. Souffrin, Écrits choisis d'Histoire des sciences, p.227, Les Belles Lettres, 2012, Paris.
[3] H. Cavendish, Experiments to determine the Density of the Earth, Philosophical Transactions of the Royal Society of London, vol. 88, pp. 469-526, 1798.
[1] Nous savons aujourd'hui que la condition est d'avoir un bassin suffisamment large de façon que la quantité d'eau écoulée en quelques secondes ne modifie pas sensiblement le niveau de l'eau du bassin. Galilée dit simplement que le seau est "grand" et le filet d'eau "mince", effectivement cela garantit une proportionnalité suffisante. On peut penser qu'il en avait une intuition empirique et qu'il a pris ce type de précaution.
Pour citer cet article :
Expériences historiques contestées, problématiques détournées, anachronismes piégeants (2/3) - Le cas des expériences de Galilée : le plan incliné, Pierre Lauginie, novembre 2023. CultureSciences Physique - ISSN 2554-876X, https://culturesciencesphysique.ens-lyon.fr/ressource/Experiences-Galilee-Lauginie2.xml