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Expériences historiques contestées, problématiques détournées, anachronismes piégeants (3/3)

Le cas des expériences de Galilée  : Galilée et « l'instantanéité »

20/11/2023

Pierre Lauginie

Groupe d'Histoire et de Diffusion des Sciences d'Orsay, Université Paris-Saclay

Delphine Chareyron

ENS de Lyon / DGESCO

Article tiré d'une présentation orale donnée lors du « Congrès de la la Société Française de Physique » en juillet 2023 à Paris.

Résumé

Cet article s'intéresse à l'expérience de Galilée sur la mesure de la vitesse de la lumière et sa conception de l'instantanéité.


Cette série de trois articles tend à une réhabilitation de certains textes anciens contestés. La méthode de réplication a permis de réfuter certaines positions de scientifiques ou d'historiens qui, non seulement ont contesté la réalité des expériences rapportées entre autres par Galilée, mais se sont égarés au sujet de la problématique qui soutenait ces expériences, voire ont pêché par anachronisme. Ces deux derniers points n'étant pas les moins importants à nos yeux.

Nous illustrons notre propos à partir de trois expériences de Galilée :

Introduction

Les trois expériences de Galilée, présentées dans cet article et dans les suivants, sont décrites dans les « Discours concernant deux sciences nouvelles », en bref les Discorsi, élaborés en 1633 et publiés en 1638. Ces textes sont une compilation d'écrits de Galilée (1564-1642) remontant, pour l'essentiel, à sa période padouane entre 1592 et 1610, figures 1 et 2.

1. L'expérience sur l'instantanéité de la propagation de la lumière

Dans la « Première journée » des Discorsi, Galilée porte - le premier - sur le plan expérimental la controverse sur l'instantanéité de la propagation de la lumière.

On notera que dans les Discorsi le texte est présenté sous forme de dialogues. On a ici : Salviati, le plus "savant", qui est de fait le porte-parole de Galilée ; et Sagredo qui représente l'homme cultivé "de bon sens".

« Salviati Le caractère peu concluant de ces observations et d'autres semblables me conduisit autrefois à chercher un moyen pour établir, en toute certitude, si l'illumination, c'est à dire la propagation de la lumière, est vraiment instantanée ; car le mouvement déjà très rapide du son nous assure que la vitesse de la lumière ne peut être que très élevée ; voici donc l'expérience que j'avais imaginée.

Deux personnes prennent chacune une chandelle qu'elles placent dans une lanterne ou tout autre abri, de façon à pouvoir la masquer et la découvrir à la vue de l'autre par interposition de la main ; se tenant face à face, à quelques coudées de distance, chacun s'exerce à dévoiler et à dissimuler sa lumière à la vue de son compagnon, découvrant la sienne propre dès qu'il aperçoit celle de l'autre. Après quelques essais faits à tour de rôle, les réactions sont assez précises pour qu'au geste de l'un démasquant sa lumière corresponde immédiatement, sans décalage sensible, un geste identique de l'autre, et qu'au moment où le premier dévoile sa lumière, il voit apparaître celle du second. L'habitude étant ainsi acquise sur une courte distance, nos deux compagnons s'éloignent de deux ou trois milles avec deux lanternes semblables, et, accomplissant de nuit la même expérience, observeront attentivement si les ouvertures et les occultations ont lieu de la même manière que de plus près ; auquel cas, on pourra conclure avec certitude que la propagation de la lumière est instantanée : car si elle exigeait un certain temps, à une distance de trois milles, qui en font en réalité six, si l'on considère le trajet de chaque lumière, le délai devrait être parfaitement observable. […]

Sagredo L'expérience me semble aussi sûre qu'ingénieuse dans sa conception. Mais dites-moi, quelles conclusions en avez-vous retirées ?

Salviati À vrai dire, je ne l'ai éxécutée que sur de petites distances, inférieures à un mille, et je n'ai pas pu décider, pour cette raison, si l'apparition de la lumière opposée est instantanée ; si elle ne l'est pas, elle est du moins extrêmement rapide, quasi immédiate, et pour le coup je la comparerais au mouvement de l'éclair, tel que nous le percevons entre les nuées, à une distance de huit ou dix milles ; de l'éclair, en effet, nous distinguons le début (je dirais la tête et la source) en un lieu déterminé entre les nuages, avant qu'il ne se propage immédiatement après dans les parties environnantes ; j'en déduis que son mouvement occupe un certain temps, car si l'illumination était instantanée et non progressive, je ne crois pas que l'on pourrait distinguer son origine (son centre, si vous voulez) des points extrêmes. »

L'expérience consiste à estimer le temps d'aller-retour de la lumière entre deux protagonistes distants, chacun portant une lanterne qu'il masque et démasque lorsqu'il voit la lumière d'en face, figure 3.

La tentative de mesure du temps de propagation de la lumière

Figure 3.  La tentative de mesure du temps de propagation de la lumière

Source : dessin de G. Paturel, Observatoire de Lyon, extrait des Cahiers Clairaut


Effectuée sur « moins d'un mille » soit environ un kilomètre et demi, l'expérience, dit Galilée, n'est pas concluante (on s'en doute).

Une première remarque s'impose : avant de tenter de faire la mesure sur un mille, Galilée fait s'entraîner les protagonistes de très près « à quelques coudées de distance ». Pourquoi ? Galilée sait bien qu'un temps intervient dans cette expérience : c'est le temps de réflexe de l'expérimentateur, qui est à la limite du mesurable ! Et c'est seulement si ce temps diffère lorsqu'ils seront éloignés l'un de l'autre que l'on pourra conclure à une durée non nulle de propagation.

Je vois là un argument très fort en faveur d'un Galilée expérimentateur, ceci de façon générale et pas seulement pour cette expérience. Quelqu'un qui n'a pas l'habitude de faire des expériences aurait-il l'idée de faire procéder au préalable à cette sorte d'étalonnage du temps de réflexe de l'expérimentateur ? On est proche de ce qui sera appelé plus tard « l'équation personnelle »[1] chez les astronomes.

2. Discussion sur l'instantanéité, parallèle avec Descartes

Intéressons-nous maintenant à la notion « d'instantanéité » qu'il faut replacer dans son contexte. Dans les Discorsi, Galilée dit à la fin du paragraphe :

« Si, en s'éloignant à distances de deux ou trois milles – qui en font six en aller-retour [soit environ 9 km] – aucun délai supplémentaire n'est observé, alors on pourra conclure avec certitude que la propagation de la lumière est instantanée. »

C'est une expérience de pensée, puisqu'il ne la fait pas sur une telle distance. On a là une définition pratique de ce que peut être "l'instantanéité" pour Galilée : ce qui trop bref pour être sensible avec les moyens de l'époque.

Qu'est-ce à dire ? En admettant que l'on puisse déceler une différence de temps de l'ordre du dixième de seconde (disons la durée d'une quadruple croche en musique), cela voudrait seulement dire, pour nous, que la vitesse de la lumière est supérieure à 90 km/s, arrondissons à 100 km/s.

Comparons avec ce que dit Descartes, à la même époque et sur le même sujet, figure 4. En prenant l'exemple d'une éclipse de Lune, il conclut – avec raison – que si la lumière mettait « seulement une heure » pour aller de la Terre à la Lune, alors on verrait la Lune à 33 degrés de sa position réelle dans le ciel, ce qui n'est pas. Donc la propagation doit se faire « dans l'instant ».

Or qu'est-ce qu'une heure pour aller de la Terre à la Lune ?

Cela correspond à une distance de 360 000 km parcourue en 3 600 secondes. C'est voyager à environ 100 km/s. On retrouve le même ordre de grandeur que chez Galilée !

"Instantanéité" n'est pas temps nul ! a fortiori, "propagation dans l'instant" ne signifie pas vitesse infinie - Descartes s'en défend très clairement - il refuse l'idée de vitesse infinie, bien qu'il parle par ailleurs de "propagation dans l'instant" ; et insistons sur le fait que l'on ne parle ici, avec Galilée, non pas de vitesse mais de temps ou de délai.

Plutôt que de gloser sur la naïveté d'un Descartes ou d'un Galilée, ne vaut-il pas mieux, se replaçant dans le contexte de l'époque, conclure que, pour eux, est dit « instantané » un phénomène plus bref que le minimum de durée appréciable avec les moyens de l'époque ? Même pas un dixième de battement de cœur, ou même pas la durée d'une quadruple croche sur une distance de deux ou trois lieues – distance entre deux collines, soit « à portée de main » – alors c'est instantané.

Autrement dit, une définition empirique – et évolutive – de l'instantanéité.

Notez que ni l'un ni l'autre ne parle de vitesse infinie, et même Descartes, dans une lettre à Mydorge[2], nous met en garde :

« Je déclare contradictoire qu'il puisse exister une vitesse infinie dans la nature. »

Associer vitesse infinie à « propagation dans l'instant » serait un pur anachronisme.

2. Conclusion générale sur ces trois expériences de Galilée

  • Il ne faut pas déclarer « impossibles » des expériences rapportées par nos anciens, y compris si l'on observe des échecs à la réplication des expériences ;
  • Il faut lire très soigneusement les textes originaux ;
  • Il faut replacer les concepts et les problématiques dans le contexte historique. Ce n'est pas facile et cela demande un effort d'imagination !

Moyennant ces précautions, certains textes originaux fortement contestés par l'historiographie, retrouvent au contraire leur pleine cohérence.

Les autres articles de la série sur les expériences de Galilée :

Références

[1] G. Galilei, Discours concernant deux sciences nouvelles, 1972, Traduction française de Maurice Clavelin, Paris, Armand Colin et Masson ; 1994, nouvelle édition, Paris, PUF, p.60-61.

[2] C. Huygens, Traité de la lumière, Pierre Vander, Leyde, 1690. Ré-édition : 1992, Dunod, Paris.

[3] P. Costabel, La propagation de la lumière, de Descartes à Huygens, ouvrage collectif : René Taton (ed.), 1978 : "Roemer et la vitesse de la lumière", éditions du CNRS, Vrin, Paris (Publié à la suite du colloque de 1976 à l'occasion du tricentenaire de la "démonstration" de la finitude de la vitesse de la lumière par Roemer).

[4] Film "Les magiciens de la lumière" réalisé en 2009 par le SCAVO (Service de création audiovisuelle d'Orsay). Fiction historique (avec acteurs), 60 min, racontant la vitesse de la lumière, de Galilée à Léon Foucault. Centré sur la personnalité de Foucault, mais présentant aussi une scène très réussie sur la tentative de Galilée avec les lanternes directement liée aux discussions ci-dessus. Accessible en ligne : Les magiciens de la lumière.

[5] DVD édité en 2010 à Orsay. Le DVD-2 est intéressant par tous les bonus pédagogiques inclus, notamment la description détaillée des diverses expériences historiques et un glossaire très complet. De ce DVD-2, seule l'expérience avec les étudiants d'Orsay effectuant la mesure "à la Foucault" est reprise en ligne sur Canal-u.tv : Des étudiants mesurent la vitesse de la lumière à la manière de Léon Foucault.



[1] L'équation personnelle est le temps de réaction moyen de l'observateur. Ce temps est important notamment en astronomie car "tout tourne". Il fallait relever très vite, par exemple, l'instant du passage d'une étoile au méridien matérialisé par le fil d'un réticule.

[2] Mydorge était un administrateur de la Picardie. Il s'intéressait (et publiait) en mathématiques et optique. Il était membre de "l'académie" du père Mersenne par l'intermédiaire de laquelle il a correspondu notamment avec Descartes.

Pour citer cet article :

Expériences historiques contestées, problématiques détournées, anachronismes piégeants (3/3) - Le cas des expériences de Galilée  : Galilée et « l'instantanéité », Pierre Lauginie, novembre 2023. CultureSciences Physique - ISSN 2554-876X, https://culturesciencesphysique.ens-lyon.fr/ressource/Experiences-Galilee-Lauginie3.xml

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