Activer le mode zen
Ressource au format PDF
Classification
La structure du Monde - Du géocentrisme à l'héliocentrisme (2/3)
12/06/2017
Résumé
D'un monde centré sur la Terre et sur l'homme à un monde mathématiquement plus simple et prévisible centré sur le Soleil.
Table des matières
Articles de la série « La structure du Monde » :
De quoi est fait le Monde ? Quelle est sa structure ? Dans un premier article, nous avons vu que ces questions, posées pour la première fois en Occident par des philosophes grecs aux VIe et Ve siècles av. J.-C., ont complètement modifié la manière d'appréhender le Monde (cf. Du cosmos des mythologies au géocentrisme). Le cosmos des mythologies laisse place à un cosmos semblable au nôtre : il devient un espace mathématique, possédant trois dimensions identiques ; il s'étend au-delà la proximité immédiate de la Terre ; en son sein, les astres sont différenciés, ils sont situés à différentes distances du centre et leurs mouvements peuvent être reconstitués par des procédés géométriques. Dans ce second article, nous allons analyser un autre bouleversement radical dans la perception de l'espace, avec le passage du géocentrisme à l'héliocentrisme. Promue par Nicolas Copernic (1473-1543) en 1543, la conception héliocentrique renverse les hiérarchies en affirmant que le Monde ne s'organise pas autour de la Terre centrale et immobile mais autour du Soleil. Cette nouvelle organisation de l'espace interroge l'idée que l'homme se fait de lui-même et de ses rapports avec l'univers.
Nous commencerons l'article[1] en présentant l'émergence de l'astronomie occidentale à la fin du Moyen-Âge. Nous insisterons plus particulièrement sur les réflexions des physiciens de l'école de Paris au XIVe siècle. Nous continuerons par l'étude de la contribution fondamentale de Copernic en cherchant à comprendre les motivations qui l'ont animé. Nous terminerons avec les travaux de Tycho Brahé (1546-1601), qui renouvelle les observations, détruit les sphères matérielles et propose un système cosmologique curieux, à la fois géo- et héliocentrique.
L'astronomie au Moyen-Âge en Occident
Au cours du premier millénaire, l'activité astronomique dans le monde occidental est ténue. L'astronomie mathématique développée par Hipparque et Ptolémée disparait et seul se maintient dans les monastères un héritage simplifié de l'astronomie grecque et romaine. La situation évolue à partir du XIIe siècle, lorsque les savants latins accèdent aux connaissances arabes et grecques grâce à une vaste entreprise de traduction qui s'effectue principalement en Espagne. Alors commence une période d'assimilation, de découverte de l'astronomie scientifique et de cumul des connaissances. Ce développement de l'activité astronomique est lié en grande partie à l'essor des villes au XIIe siècle, qui permet l'émergence de centres de recherches avec la création des universités au XIIIe siècle. La concentration des personnes et des livres ainsi qu'une certaine institutionnalisation rendent possible une continuité et un progrès dans les recherches.
Un certain renouveau de la science du mouvement
Au début du XIVe siècle, une activité intense se développe à Paris grâce à Jean Buridan (1292-1363), qui n'a pas fait que parler de son âne indécis, et à ses élèves Albert de Saxe (1316-1390) et Nicole Oresme (v. 1325-1382), connus sous le nom des « physiciens de l'école de Paris ». Ils préparent les travaux de Galilée en renouvelant entièrement l'analyse descriptive du mouvement. Pour la première fois, ils étudient le « mouvement du mouvement », c'est-à-dire qu'ils reconnaissent que la vitesse peut s'accroitre ou diminuer et que cet accroissement ou diminution peut se faire plus ou moins vite. Ils introduisent le terme d'accélération et étudie l'effet d'une variation de l'accélération.
Ils s'interrogent également sur la persistance du mouvement alors que la cause motrice a cessé d'agir, comme c'est le cas lors du lancer d'une pierre. Pour Aristote, la pierre poursuit son mouvement car elle est en quelque sorte poussée par l'air qui vient combler le vide qu'elle aurait tendance à laisser derrière elle. Buridan cherche une meilleure justification et développe sa célèbre théorie de l'impetus [in Duhem, réf2, tome VIII, p.205] : « Tandis que le moteur meut le mobile, il lui imprime un certain impetus, une certaine puissance capable de mouvoir dans la direction où le moteur meut le mobile, que ce soit vers le haut, vers le bas, ou de côté, ou circulairement. Plus grande est la vitesse avec laquelle le moteur meut le mobile, plus puissant est l'impetus qu'il imprime en lui. C'est cet impetus qui meut la pierre après que celui qui la lancé a cessé de la mouvoir ; mais par la résistance de l'air et aussi par la pesanteur qui incline la pierre à se mouvoir en un sens contraire à celui vers lequel l'impetus a puissance de mouvoir, cet impetus s'affaiblit continuellement ; dès lors le mouvement de la pierre se ralentit sans cesse : cet impetus finit par être vaincu et détruit à tel point que la gravité[2] l'emporte sur lui, et désormais meut la pierre vers son lieu naturel ». Si Buridan repose remarquablement le problème des forces motrices en éliminant le rôle moteur de l'air, nous devons remarquer que sa théorie de l'impetus reste limitée. Il essaie en effet d'expliquer pourquoi un mouvement se perpétue alors qu'avec la théorie de l'inertie de la mécanique classique, on sait que le véritable problème n'est pas de comprendre pourquoi un mouvement continue mais pourquoi il prend fin ! De même, la notion d'impetus circulaire qui permet à un corps mis en mouvement selon un cercle de poursuivre indéfiniment son mouvement circulaire reprend l'un des thèmes les plus caractéristiques de la mécanique d'Aristote.
La possibilité de la rotation axiale de la Terre
Buridan et Oresme développent des réflexions judicieuses sur la rotation journalière du Ciel (voir les citations de Buridan et Oresme données en fin d'article). En utilisant clairement le principe de la relativité du mouvement, ils montrent qu'il est impossible, si l'on s'en tient aux apparences, de trancher entre un mouvement du Ciel et un mouvement de la Terre. Oresme écrit dans Du Ciel et du Monde [in réf4, p.12, et citation en fin d'article] : « Il en résulte qu'on ne peut montrer par aucune expérience que le ciel soit mû d'un mouvement quotidien, car de toute façon, qu'on suppose qu'il soit en un tel mouvement et pas la terre, ou la terre et pas le ciel, si un œil était au ciel et qu'il vît clairement la terre, elle semblerait en mouvement ; et si l'œil était sur la terre, le ciel semblerait en mouvement ». Sans point de référence extérieur, il n'est pas possible de savoir qui de l'observateur ou de la chose vue est en mouvement.
D'autres arguments permettent-ils de décider du mouvement ou du repos de la Terre ? D'un côté, les deux physiciens remarquent que l'hypothèse de la rotation diurne de la Terre satisfait mieux au « principe d'économie » selon lequel la nature et Dieu agissent par les moyens les plus courts, les plus aisés et les plus simples : il est avantageux de remplacer les mouvements divers et si outrageusement rapides des étoiles par le mouvement unique et modéré de la Terre. Cependant l'argument n'est pas contraignant. D'un autre côté, il reste l'objection principale d'Aristote au mouvement de la Terre : si la Terre tournait, un objet lancé verticalement en l'air ne pourrait pas retomber à son point de départ à cause du déplacement du sol pendant le trajet aérien[3]. Les deux savants ne posent pas le même regard sur cette objection. Pour Buridan, l'argument est irrécusable et réfute catégoriquement l'idée de la rotation diurne de la Terre. Pour Oresme, l'argument n'est pas décisif parce que selon lui le projectile est entrainé par l'air vers l'Est. Son mouvement résulte de la composition du mouvement vertical apparent avec le mouvement horizontal d'entrainement vers l'Est. Si la description cinématique est pertinente, la théorie de l'entrainement par l'air n'est pas satisfaisante. Elle revient à donner un rôle moteur à l'air, en contradiction avec la nouvelle théorie de l'impetus qu'Oresme connait. On pourrait en conclure que ce dernier savant est partisan de la rotation diurne de la Terre. Ce n'est pas le cas. Son but n'est pas de trancher pour l'une ou l'autre des options mais uniquement de démontrer l'impossibilité de mettre en évidence le mouvement absolu de la Terre ou du Ciel [in réf4, p.4] : « Je conclus donc que l'on ne pourrait par aucune expérience montrer que le ciel fût en mouvement journalier et que la terre n'eût pas un tel mouvement ». Il termine son analyse en précisant n'avoir parlé du sujet que par divertissement et en affirmant sa conviction du repos de la Terre. Comment pourrait-il en être autrement ? La théorie des mouvements et des lieux naturels d'Aristote, d'où découle directement l'immobilité de la Terre, n'a pas encore été remise en cause. Si le mouvement de la Terre n'apparait pas impossible au niveau des apparences, il demeure encore exclu dans le cadre des principes cosmologiques d'Aristote.
Les travaux astronomiques de Peuerbach et de Régiomontanus
Vers le milieu du XVe siècle, l'astronomie occidentale connait un premier épanouissement dans les pays germaniques grâce à l'Autrichien (selon la géographie actuelle) Georg Peuerbach (1423-1461) et à l'Allemand Régiomontanus (1436-1477). Ces deux grands astronomes écrivent plusieurs traités qui servent de base pour l'enseignement de l'astronomie dans toutes les universités européennes. Ils exposent les instruments et les méthodes d'observation, prouvent les théorèmes géométriques, expliquent les passages les plus difficiles de l'Almageste de Ptolémée, montrent de nouvelles manières de faire les calculs, ajoutent de nouvelles observations en mentionnant tous les résultats obtenus par les astronomes arabes et pointent les faiblesses des modèles ptoléméens. Ils exposent également le modèle physique du Monde, en expliquant dans le détail la constitution des sphères matérielles. Leurs travaux, précis et clairs, fournissent pour la première fois aux astronomes occidentaux un guide fiable permettant d'appréhender l'ensemble de l'astronomie de Ptolémée et donnant ainsi la possibilité à de nouvelles recherches.
Copernic et les mouvements de la Terre
Au début du XVIe siècle, le "Polonais" Nicolas Copernic poursuit le renouveau de l'astronomie occidentale avec une innovation capitale et inattendue : l'affirmation des mouvements de la Terre. La Terre cesse d'occuper le centre du Monde pour devenir une simple planète, en rotation sur elle-même en une journée et en révolution autour du Soleil en une année (Figure 3). Copernic révolutionne le cadre interprétatif et renverse les hiérarchies : il remplace les mouvements apparents des astres par les mouvements réels de la Terre. Il donne une première esquisse de sa conception héliocentrique dans un court traité, le Commentariolus (Petit mémoire), rédigé vers 1510-1512 et réservé à un public restreint. Puis, encouragé par l'évêque de Chelmno, Tiedemann Giese et par le cardinal de Capoue, Nicolas Schönberg et aidé par son élève Georg Joachim Rheticus, il fait paraitre en 1543, l'année même de sa mort, son œuvre majeure : De Revolutionibus Orbitum Coelestrium (Sur les Révolutions des Orbes Célestes). L'ouvrage a une importance cruciale, il symbolise la fin d'un monde et le commencement d'un autre.
Les motivations de Copernic
Au début du XVIe siècle, il n'y a pas de crise majeure dans l'astronomie qui incite à adopter l'héliocentrisme. Il n'y a pas d'évolution dans les techniques d'observation, de progrès dans les outils mathématiques, de découvertes imprévues qui justifient un tel bouleversement des conceptions. Rien ne remet en cause les principes cosmologiques d'Aristote qui s'opposent à la rotation et à la révolution de la Terre. Dans ces conditions, qu'est-ce qui conduit Copernic à son nouveau système ?
Dans la préface au De Revolutionibus, Copernic explique comment l'idée des mouvements de la Terre lui est venue à l'esprit [inréf4, p.206] : « Rien ne m'a incité à penser à une autre façon de calculer les mouvements des sphères du monde, sinon le fait d'avoir compris que les mathématiciens ne s'accordent pas entre eux dans la recherche desdits mouvements ». Copernic reconnait que différents modèles sont possibles pour rendre compte du mouvement des astres. Il mentionne les sphères homocentriques d'Eudoxe et de Calippe, supplantées par la théorie des excentriques et des épicycles d'Apollonios, d'Hipparque et de Ptolémée. Plusieurs indices montrent également qu'il connait le travail des astronomes arabes et comme eux, il reste profondément insatisfait par l'astronomie ptoléméenne [inréf4, p.206] : « Quant à ceux qui ont imaginé les excentriques, bien qu'ils semblent dans une large mesure avoir, par leur moyen, résolu le problème des mouvements apparents, grâce à des calculs appropriés, ils ont toutefois admis, ce faisant, de nombreuses choses qui paraissent contredire les principes premiers relatifs à l'uniformité du mouvement ». Le point de cristallisation de l'insatisfaction est le point équant. Déjà dans le préambule au Commentariolus, Copernic affirmait qu'une théorie qui utilisait l'équant lui semblait ni suffisamment achevée, ni suffisamment accordée à la raison. Et il ajoutait qu'il recherchait un système où seul le mouvement circulaire uniforme serait autorisé.
L'opposition à l'équant, pour essentielle qu'elle soit, n'est sans doute pas la motivation principale de Copernic. Les astronomes arabes qui ont eux aussi innové par rapport à Ptolémée pour remplacer l'équant, n'ont pas inventé l'héliocentrisme mais sont restés dans le cadre du géocentrisme. Pour oser affirmer les mouvements de la Terre et réinterpréter des faits connus depuis l'Antiquité, il faut une motivation puissante. Celle-ci réside sans doute dans le contraste frappant entre la disharmonie du modèle ptoléméen et la cohérence du modèle héliocentrique. Copernic argumente [inréf4, p.207] : « De plus, ils [ceux qui ont inventé les excentriques] n'ont pas été en mesure de découvrir ou de déduire à partir de ces cercles la chose principale, c'est-à-dire la constitution du monde et l'exacte proportion existant entre ses parties ; il leur arrive ce qui arriverait à qui prendrait de divers côtés des mains, des pieds, une tête et d'autres membres, fort bien représentés en eux-mêmes, sans doute, mais non point si on les rapporte à un même corps, puisqu'ils ne vont pas ensemble : c'est un monstre que l'on formerait ainsi bien plutôt qu'un homme. (…) Ayant posé les mouvements que j'assigne à la terre plus bas dans mon ouvrage, j'ai enfin découvert, au terme d'un examen soutenu et long, que si l'on mettait en rapport les mouvements des autres planètes avec un mouvement circulaire de la terre et que si l'on calculait ces mouvements pour la révolution de chaque planète, non seulement leurs apparences s'en déduisent, mais aussi l'ordre de toutes les planètes et de tous les orbes et leurs dimensions ; et le ciel lui-même est si bien agencé qu'on ne peut rien changer dans aucune de ses parties sans introduire une confusion dans les autres parties et dans l'univers tout entier ».
Copernic sait que la relativité du mouvement impose que les mouvements des astres peuvent être décrits aussi bien depuis le Soleil que depuis la Terre (Figures 5 et 6). La vision héliocentrique n'est pas forcément plus pertinente que la vision géocentrique, il s'agit uniquement du choix d'un point de référence. Mais Copernic prétend ne plus décrire les mouvements tels qu'ils sont perçus depuis un point de vue particulier mais tels qu'ils sont vraiment. Il est certain d'avoir levé le voile sur la réalité du Monde parce que son hypothèse héliocentrique met à jour des relations entre des phénomènes qui restaient dissimulées dans la vision géocentrique des Anciens. Le désordre et l'arbitraire des théories anciennes sont remplacés par une logique, qui ne peut être fausse. Dans la vision géocentrique, chaque système planétaire est élaboré indépendamment des autres. Le rapport entre le rayon R du déférent sur le rayon r de l'épicycle est connu pour chaque planète mais ne peut être relié à celui obtenu pour une autre planète. Rien ne permet la détermination ni de l'ordre des planètes, ni de leur distance à la Terre. La vision héliocentrique dévoile le lien manquant en permettant d'interpréter le déférent des planètes inférieures et l'épicycle des planètes supérieures comme la représentation de l'orbite de la Terre. Dans le rapport R/r, il y a toujours un des deux termes qui est connu (la distance Soleil-Terre), ce qui permet de calculer l'autre (la distance Soleil-planète). L'ordre des planètes ainsi que la dimension des orbites planétaires peuvent donc être déterminés facilement.
La cohérence dévoilée concerne également une multitude de faits qui apparaissaient fortuits chez Ptolémée. Puisque Mercure et Vénus circulent sur des orbites plus petites que celle de la Terre, elles ne peuvent jamais être très éloignées du Soleil et sont toujours vues dans sa direction (Figure 7). Et puisque leur vitesse de révolution est plus grande que celle de la Terre, elles la "rattrapent" et la "dépassent", ce qui explique que leurs rétrogradations surviennent toujours au moment de leurs conjonctions inférieures. Puisque Mars, Jupiter et Saturne ont des orbites plus grandes que celle de la Terre et des périodes de révolutions plus longues, il est inévitable qu'elles rétrogradent lorsqu'elles sont en opposition avec le Soleil (Figure 8). Il est de même évident que Mars et Vénus ont des arcs de rétrogradation plus grands que Jupiter et Saturne parce que leurs vitesses et leurs distances au Soleil sont plus proches de celles de la Terre que le sont celles de Jupiter et de Saturne. Leur variation d'éclat (en particulier pour Mars) est également expliquée : elles sont le plus brillantes au moment des rétrogradations, lorsqu'elles sont les plus proches de la Terre.
Bien qu'aucune preuve décisive ne puisse être avancée pour prouver la rotation et la révolution de la Terre, bien que ces mouvements soient même impossibles selon la mécanique d'Aristote toujours en vogue, c'est la cohérence interne du modèle héliocentrique, l'ordre du Monde enfin dévoilé, qui persuade Copernic de la validité de son hypothèse. Alors que le système des Grecs était construit pièce par pièce, celui de Copernic forme un ensemble où tous les éléments découlent les uns des autres. « Comment voudrait-on, remarque J. Gapaillard [réf3, p.104], qu'un homme qui a fait une telle découverte ne fût pas intimement persuadé, en dépit d'une totale absence de preuve, d'avoir percé à jour la vraie structure du monde ? »
La réception des idées coperniciennes
L'ouvrage de Copernic est complexe, technique et mathématique. Il est réservé à un nombre restreint de savants. Mais en 1540, trois ans donc avant le De Revolutionibus, Rheticus, l'élève de Copernic, a fait publier une Narratio prima, dans laquelle il présentait les travaux de son maitre et qui permettait de tâter le terrain. Contrairement au De Revolutionibus, il s'agissait uniquement d'un exposé des principes fondamentaux sans tous les détails techniques. Facile d'accès, avec des vertus pédagogiques indéniables, son succès considérable a permis de faire connaitre la nouvelle astronomie. L'attitude des astronomes est très partagée. Certains accueillent avec enthousiasme la nouvelle vision du Monde, comme l'"Allemand" Michael Maestlin (1550-1631), le maitre de Johannes Kepler. D'autres restent sceptiques et ne reçoivent les théories coperniciennes que comme une hypothèse mathématique commode qui ne saurait décrire la réalité du Monde. Une attitude neutre est celle d'un autre "Allemand", Erasmus Reinhold (1511-1553). Ce dernier est plus intéressé par les détails techniques de l'œuvre de Copernic, comme le remplacement de l'équant, que par les considérations cosmologiques. En s'appuyant sur les travaux de Copernic, il dresse en 1551 de nouvelles tables astronomiques, connues sous le nom des tables pruténiques, qui contribuent à la diffusion des idées coperniciennes. Mais l'attitude la plus caractéristique de la fin du XVIe siècle est sans doute celle de Tycho Brahé, que nous présentons dans la section suivante.
Tycho Brahé, un observateur de génie
Le "Danois" Tycho Brahé (1546-1601) est né trois ans après la mort de Copernic. Pendant toute sa carrière, il ne cesse d'éprouver une certaine admiration pour l'œuvre de Copernic tout en étant fondamentalement réticent. En cosmologie, il a deux contributions importantes : il abandonne les sphères matérielles et adopte un système cosmologique étonnant, tout à la fois géo- et héliocentrique. Mais Tycho Brahé est avant tout un observateur de génie, dont le but est une refondation générale de l'astronomie à partir de mesures précises. Il perfectionne les instruments, repense l'acte même d'observer et accumule les observations. On sait avec quel succès Kepler les utilisera pour renouveler toute l'astronomie.
Source - © - Skokloster slott, CC3.0
L'abandon des sphères matérielles
À côté de ses milliers d'observations sur la position des astres, Tycho Brahé fait deux autres observations étonnantes. La première concerne l'apparition en novembre 1572 d'un nouvel objet lumineux, plus brillant que Vénus, au Nord-Ouest de Cassiopée (il s'agit d'une supernova). En poursuivant son observation pendant plusieurs mois, il remarque que le nouvel objet ne change pas de position vis à vis des étoiles voisines. Cela implique que l'objet est très éloigné : il ne s'agit pas d'un phénomène météorologique mais bien d'une nouvelle étoile. Le Ciel n'est donc pas aussi immuable que le proclamait Aristote ! La deuxième est l'observation qui a le plus contribué à la renommée de Tycho Brahé. En 1577, il poursuit l'observation d'une comète pendant deux mois pour déterminer son mouvement et évaluer sa distance à la Terre. Il découvre que celle-ci se déplace au niveau des sphères planétaires et qu'elle les traverse. Les sphères planétaires ne peuvent donc pas avoir une existence matérielle ! Dans De mundi aetheri recentioribus phaenomenis, Tycho Brahé expose en 1588 [inréf4, p.244-245] : « Je montrerai à la fin de mon ouvrage, principalement à partir du mouvement des comètes, que la machinerie du ciel n'est pas un corps dur et impénétrable rempli de sphères réelles comme cela a été cru jusqu'à présent par la plupart des gens. Je prouverai que le ciel s'étend dans toutes les directions, parfaitement fluide et simple, sans présenter nulle part le moindre obstacle, les planètes circulant librement dans ce milieu, gouvernées par une loi divine en ignorant la peine et l'entrainement des sphères porteuses ». Avec le rejet des sphères corporelles, c'est une conception très importante d'Aristote qui est remise en cause : les planètes ne sont pas portées par des sphères matérielles mais elles se déplacent librement dans l'espace en décrivant des orbites. Ce passage des sphères aux orbites fait sauter un verrou conceptuel important et ouvre la voie aux recherches sur les véritables trajectoires des astres.
Un modèle géo- et héliocentrique
C'est également en 1588 que Tycho Brahé présente son système cosmologique particulier (Figure 10) : les cinq planètes se déplacent autour du Soleil, qui tourne en compagnie de la Lune autour de la Terre, immobile au centre de la sphère stellaire. Le modèle tychonien, qui est très curieux, a des qualités. Il manifeste avec évidence l'abandon des sphères matérielles puisque les orbites de Mars et du Soleil s'entrecoupent. Il réalise également un compromis, bancal certes mais « raisonnable », entre les informations contradictoires de l'époque. Tycho Brahé est fortement sensible à la cohérence du cosmos, dévoilée par la vision héliocentrique mais il ne peut accepter les mouvements de la Terre, qui s'opposent à la fois au sens commun, aux observations disponibles, à la mécanique aristotélicienne et aux Écritures. Son modèle permet de garder les vertus explicatives de l'héliocentrisme tout en conservant l'immobilité de la Terre.
Les oppositions de Tycho Brahé aux mouvements de la Terre
Tycho Brahé explique que deux problèmes sérieux s'opposent aux mouvements de la Terre. D'abord, pour montrer l'absurdité de la rotation diurne de la Terre, il reprend l'argument classique d'Aristote en l'adaptant à un canon, objet qui commençait à être perfectionné et à avoir une certiane portée en cette finde XVIe siècle : si la Terre tournait sur elle-même d'Ouest en Est, alors un boulet de canon tiré vers l'Est irait toujours moins loin qu'un autre tiré vers l'Ouest, en raison du déplacement même du canon pendant le vol du boulet (Figure 11) ! Or ce n'est pas le cas (du moins ce n'est pas "mesurable") ! Ensuite, pour contrer l'hypothèse de la révolution de la Terre autour du Soleil, il revient sur l'absence de détection d'un déplacement annuel des étoiles au cours de l'année (ce que nous appelons la parallaxe annuelle) et ce malgré l'amélioration de la précision des observations.
Source - © 2017 Vincent Deparis, d'après Gapaillard [réf3, p. 138]
Si la Terre tournait autour du Soleil et si toutes les étoiles étaient disposées à la surface d'une sphère, alors deux étoiles distantes l'une de l'autre ne pourraient être vues sous le même angle depuis la Terre tout au long de l'année (Figure 12). En appelant d la distance Soleil-Terre et D la distance Soleil-sphère stellaire, l'angle de déformation est alors égal à 2.sin-1(d/D). Ptolémée supposait que la sphère stellaire était éloignée d'une distance D = 20 000 RT (avec RT le rayon de la Terre) et que la distance Terre-Soleil valait environ 1200 RT (les étoiles sont 17 fois plus éloignées de la Terre que le Soleil). Avec ces valeurs, communément acceptées pendant le Moyen-Âge, le déplacement annuel des étoiles atteindrait près de 7°, alors que rien de tel n'est observé. Copernic était bien conscient de la difficulté et pour l'éviter, il assurait que la distance du Soleil à la Terre était infiniment petite par rapport à la distance de la sphère des étoiles et ainsi la révolution annuelle de la Terre ne produisait aucun effet observable. Tycho Brahé n'accepte pas l'argument. Ses mesures sont précises à la minute d'arc (un soixantième de degré). Pour que le déplacement annuel des étoiles soit inobservable, il faut donc que la parallaxe annuelle p soit plus petite que la moitié d'une minute d'arc, ce qui impose que les étoiles soient à la distance D égale à d/sin(05'). Avec la distance Soleil-Terre donnée par Copernic, d = 1150 RT, on trouve que les étoiles doivent être à 7 900 000 RT (soit 7000 fois environ la distance Terre-Soleil), ce qui est six fois plus que la valeur préconisée par Copernic. Cette valeur apparait comme étant totalement déraisonnable à Tycho Brahé car elle laisse un espace beaucoup trop grand entre Saturne, la dernière des planètes, et les étoiles. Cet espace vide et sans utilité lui parait complètement absurde.
De plus, se laissant abuser par la diffusion des images stellaires sur la rétine et par la persistance rétinienne, Tycho Brahé pense pouvoir attribuer une taille angulaire aux étoiles (ce n'est qu'avec l'invention de la lunette que Galilée pourra découvrir que les diamètres apparents des étoiles supposés par Tycho Brahé sont beaucoup trop grands). Ainsi, les étoiles de troisième grandeur ont pour lui un rayon apparent de 0,5' (à l'époque, l'échelle des magnitudes comprend six grandeurs : les étoiles les plus brillantes sont de première grandeur et les étoiles les moins brillantes encore visibles à l'œil nu sont de sixième grandeur). Si l'on conserve l'estimation précédente de l'éloignement de la sphère stellaire, cela implique que les étoiles de troisième grandeur ont une taille réelle égale à l'orbite terrestre. Ce qui encore une fois parait trop monstrueux à Tycho Brahé pour être croyable. Et qu'en serait-il pour les étoiles de première et de seconde grandeur ? Ici, ce n'est pas la mécanique aristotélicienne qui s'oppose aux mouvements de la Terre mais l'impossibilité de reculer les dimensions du cosmos au delà d'une limite raisonnable. Tycho Brahé exhorte [réf1, p.364] : « Il est nécessaire de respecter dans ces matières des proportions décentes, de peur que les choses atteignent l'infini et que la juste symétrie des créatures et des choses visibles concernant la taille et la distance soit abandonnée : il est nécessaire de préserver cette symétrie car Dieu, le créateur de l'univers, aime l'ordre et non la confusion et le désordre ».
Conclusion
Le compromis bancal réalisé par Tycho Brahé avec son modèle à la fois géo- et héliocentrique montre qu'à la fin du XVIe siècle le système de Copernic séduit mais ne peut pas être accepté tant les difficultés qu'il soulève sont nombreuses. D'un côté, le système héliocentrique met à jour une unité dans le Cosmos qui était cachée dans le système géocentrique. Il donne du sens à une multitude de faits astronomiques qui restaient fortuits chez Ptolémée. Mais d'un autre côté, il perd la très grande cohérence des principes cosmologiques d'Aristote et laisse un grand nombre de questions sans réponse. Pour Aristote, la solidité des idées cosmologiques assurait la validité des conceptions physiques et, en retour, les principes de la physique garantissaient la stabilité et l'harmonieuse disposition du Monde. En délogeant la Terre de sa place centrale, Copernic détruit cette conception unifiée du Monde mais sans rien proposer en échange. Aucune nouvelle physique ne vient conforter sa vision du Cosmos et les questions sont nombreuses. Comment la Terre peut-elle être en mouvement sans que cela perturbe les mouvements à sa surface ? Si le centre de la Terre ne coïncide plus avec le centre du Monde, que devient la théorie des lieux et des mouvements naturels ? Comment expliquer la « chute des graves » ? Comment peut-il exister plusieurs centres de rotation ? Comment la Lune peut-elle tourner autour de la Terre et en même temps être entrainée avec la Terre qui tourne autour du Soleil ? Le système de Copernic a ceci de paradoxal qu'il dévoile des relations entre des phénomènes qui restaient dissimulées dans la vision géocentrique tout en donnant l'impression de mettre l'univers sens dessus dessous. Mais le travail de Copernic ne constitue qu'une première étape. D'autres savants viennent après lui, qui vont compléter son œuvre. Ce sont Kepler, Galilée et Newton. Alors le système héliocentrique va pouvoir donner sa pleine mesure et c'est ce que nous verrons dans le troisième et dernier article de la série, La nouvelle astronomie.
Articles de la série « La structure du Monde » :
Bibliographie citée et complémentaire
A. Blair, 1990. Tycho Brahe's critique of Copernicus and the Copernican system », Journal of the History of Ideas, 51, 3, 355-377
P. Duhem, Le Système du Monde, tome VIII, Paris, Hermann, 1958 (les 10 tomes sur Bnf-gallica)
J. Gapaillard, 1993. Et pourtant, elle tourne !, Paris, Seuil, 347p.
J.-P. Verdet, 1993. Astronomie et Astrophysique, Paris, Larousse, 830p.
M. Clavelin, 1996. La philosophie naturelle de Galilée, Paris, Albin Michel, 512p.
P. Souffrin, 1992. Oresme, Buridan, et le mouvement de rotation diurne de la terre ou des cieux, Cahiers du séminaire d'épistémologie et d'histoire des sciences de l'université de Nice, n°23, p. 1-17 // repris 1993, in Terres médiévales, B. Ribémont (éd.), Klincksieck, Paris, 336p. version en ligne : présentation (277-303), traduction Buridan) (305-314, traduction Oresme (315-333) // repris 2012, in P. Souffrin, Écrits d'histoire des sciences, chap.14, Les Belles Lettres, coll. L'âne d'or, 498p.
A. Citations
Traductions de l'ancien français par R. Lassalle et P. Souffrin.
Buridan, Du Ciel et du Monde, Livre II, questio 22 [réf6]
« Est-de que, posant que la terre est en mouvement circulaire autour de son centre et sur ses pôles propres, tous les phénomènes que nous observons peuvent être sauvés ? C'est de cette dernière hésitation que nous parlons maintenant. Il faut savoir que beaucoup ont soutenu, qu'il était probable que n'est pas contradictoire avec l'apparence, le fait que la terre soit en mouvement circulaire. (…) Alors faut-il poser que la sphère étoilée serait immobile et que par ce mouvement de la terre se produirait pour nous le jour et la nuit, c'est-à-dire que ce mouvement de la Terre serait le mouvement diurne. On donne de cela l'exemple suivant : si quelqu'un est sur un bateau en mouvement et qu'il imaginât être immobile et vît un autre bateau qui, véritablement, est immobile, il lui apparaitra que cet autre bateau est en mouvement, parce que vis-à-vis de cet autre bateau l'oeil sera, au cas où ce serait son propre bateau qui fût immobile et l'autre en mouvement, exactement dans la même situation que sise produisait l'inverse. Posons aussi que la sphère du soleil soit parfaitement immobile et que la terre décrive un cercle en nous entrainant, - comme nous imaginerions que ce fût nous qui serions immobiles, de la même façon l'homme qui se trouve sur un bateau de mouvement rapide ne perçoit ni son propre mouvement ni celui du bateau, - il est certain que le soleil se lèverait pour nous puis se coucherait pour nous exactement comme il le fait quand il est en mouvement et que nous-mêmes sommes immobiles. (…) Il est vrai, sans aucun doute que s'il en était comme cette opinion le propose, toutes choses au ciel nous apparaitraient telles qu'elles nous apparaissent. »
« Il faut noter que ceux qui veulent soutenir cette opinion posent en sa faveur, peut-être aux fins de discussion, certains arguments. (…) De même qu'il vaut mieux sauver les phénomènes par moins de moyens que par davantage si c'était possible, de même vaut-il mieux les sauver par le moyen de la facilité que par celui de la difficulté. Or il est plus facile de mouvoir ce qui est petit que ce qui est grand. Aussi est-il mieux de dire que la terre, qui est très petite, soit en mouvement de manière rapide et que la sphère suprême soit immobile, que de dire l'inverse. »
« Cependant cette opinion ne tient pas, parce qu'elle est contre l'autorité d'Aristote et de tous les astronomes. (…) D'autres arguments [peuvent être opposés au mouvement de la Terre] à partir de nombreux phénomènes. (…) Si quelqu'un se déplaçait très rapidement à cheval, il ressentirait la résistance de l'air. Semblablement, mus très rapidement avec le mouvement de la terre, nous ressentirions notablement la résistance de l'air. Mais les opposants [à l'immobilité de la Terre] répondent que la terre, l'eau et l'air sont en mouvement dans la région inférieure avec ce même mouvement diurne, donc que l'air ne nous offre pas de résistance. »
« Autre phénomène : le mouvement local crée un échauffement ; alors, la terre et nous, mus avec une telle rapidité, nous nous échaufferions rapidement. Mais les autres disent que le mouvement ne crée de la chaleur que par frottement des corps, soit broiement soit désagrégation, et ceci n'aurait pas place ici en raison du fait qu'air, eau et terre sont ensemble en mouvement. »
« Mais un dernier phénomène, que note Aristote, est plus convaincant sur le sujet. Une flèche, lancée verticalement par un arc, retombe à l'endroit même de la terre dont elle avait été lancée, ce qui ne serait pas si la terre était en mouvement avec une si grande vitesse ; bien au contraire, avant la chute de la flèche, l'endroit de la terre d'où la flèche avait été lancée serait à une lieue de distance ! Mais à ce moment-là ils [les opposants à l'immobilité de la Terre] veulent répondre que cela arrive parce que l'air, en mouvement avec la terre, emporte ainsi la flèche, quoique la flèche nous apparaisse n'avoir qu'un mouvement vertical, parce qu'elle est ainsi transportée avec nous ; le mouvement par lequel elle est transportée en même temps que l'air, nous ne le percevons pas. Mais cette échappatoire ne suffit pas, car l'impetus du mouvement violent de la flèche en ascension résisterait au mouvement latéral de l'air si bien que son mouvement serait moindre que celui de l'air, de la même façon que par grand vent la flèche lancée vers le haut n'a pas un mouvement latéral égal à celui du vent, encore qu'elle soit en mouvement dans une certaine mesure. »
Oresme, Le Livre du Ciel et du Monde, Livre II, chapitre 25 [réf6]
« Sous toute réserve, il me semble que l'on pourrait bien soutenir et illustrer la dernière opinion, à savoir que la terre est mue d'un mouvement journalier et le ciel non. Et je veux établir que l'on pourrait montrer le contraire par aucune expérience, ni par le raisonnement, et j'apporterai à ceci [c'est-à-dire en faveur du mouvement journalier de la Terre] des raisons. »
Les preuves de l'immobilité de la Terre par expérience
« Il y a une expérience : c'est que nous voyons par notre sens visuel le soleil, la lune et plusieurs étoiles jour après jour se lever et disparaitre, et certaines étoiles tourner autour du pôle nord. Or cela ne pourrait se produire que par le mouvement du ciel. (…) »
« Il y a une autre expérience : c'est que, si la terre est mue de cette manière, elle fait un tour complet en un jour de la nature. Donc les arbres, les maisons et nous-mêmes sommes mus vers l'Orient très rapidement : aussi semblerait-il que l'air et le vent dussent venir toujours très fort de l'Orient (…) : or c'est le contraire que manifeste l'expérience. »
« Une troisième expérience, c'est celle que donne Ptolémée : si l'on était sur une nef mue très rapidement vers l'Orient et que l'on tirât une flèche tout droit en l'air, elle ne tomberait pas sur la nef mais bien loin d'elle vers l'Occident. Semblablement, si la terre est mue très rapidement dans sa rotation d'Occident en Orient, à supposer qu'on lançât une pierre à la verticale en l'air, elle ne tomberait pas à l'endroit d'où elle est partie mais bien loin vers l'Occident ; et c'est en fait le contraire qui est manifeste. »
Les réponses à ces preuves par expériences
« Je suppose le mouvement d'un lieu à un autre ne peut être constaté avec évidence que dans la mesure où l'on constate qu'un corps se situe différemment par rapport à un autre corps. Ainsi, quand un homme est sur un bateau appelé A qui se meut sans à-coup notable, rapidement ou lentement, et que cet homme ne voit rien d'autre qu'un autre bateau appelé B qui se meut tout à fait exactement de la même façon que A, je dis qu'il semblera à cet homme que ni l'un ni l'autre de ces bateaux ne se meut. Si A est fixe et que B est en mouvement, il lui apparait avec évidence que B est en mouvement ; si A est en mouvement et que B est fixe, il lui apparait aussi que A est fixe et que B est en mouvement. (…) On ne constate un mouvement que dans la mesure où l'on constate qu'un corps se comporte d'une autre manière au regard d'un autre. »
« Je dis donc que si des deux parties du monde susdites celle d'en haut [le Ciel] était mue aujourd'hui d'un mouvement journalier comme elle le fait et celle d'en bas [la Terre] non, et que demain ce fût au contraire celle d'ici bas qui fût en mouvement journalier, et l'autre, c'est-à-dire le ciel étoilé, non, nous ne pourrions en rien constater cette mutation mais tout semblerait être d'une même façon aujourd'hui et demain à ce sujet. Il nous semblerait continuellement que la partie où nous sommes fût fixe et que l'autre fût toujours en mouvement, comme il apparait à un homme sur un bateau en mouvement, que les arbres à l'extérieur sont en mouvement. (…) Si la terre était mue d'un mouvement journalier et le ciel non, il nous semblerait qu'elle fut fixe et le ciel en mouvement ; toute personne qui a bon entendement peut facilement imaginer cela. (…) »
« La réponse à la seconde expérience est, semble-t-il, que, selon cette interprétation, la terre n'est pas seule à avoir un tel mouvement, mais avec elle l'eau et l'air comme on l'a dit, quoique l'eau et l'air d'ici bas aient un mouvement différent sous l'effet des vents ou d'autres causes. C'est la même chose que s'il y avait de l'air enclos dans un bateau : il semblerait à celui qui serait dans cet air-là que cet air ne fût pas en mouvement. »
« A la troisième expérience qui apparait comme la plus nette, celle de la flèche ou de la pierre lancée vers le haut, etc., on pourrait dire que la flèche entrainée vers le haut, par ce jet, est mue très rapidement vers l'Est avec l'air au sein duquel elle passe ainsi qu'avec toute la masse de la partie inférieure du monde et qui est mue d'un mouvement journalier ; c'est pourquoi la flèche retombe au lieu de la terre dont elle était partie. Chose qui se manifeste comme possible par comparaison, car si un homme était sur un bateau en mouvement très rapide vers l'Est sans qu'il se rendît compte de ce mouvement, et qu'il abaissât sa main en décrivant une ligne droite le long du mât du bateau, il lui semblerait que sa main n'eût qu'un mouvement rectiligne ; ainsi, selon l'opinion en question, nous semble-t-il qu'il en est de la flèche qui descend ou monte verticalement vers le bas ou vers le haut. »
Raisons en faveur du mouvement de la Terre
« Il est bien plus raisonnable que tous les mouvements principaux des corps simples du monde soient, marchent ou avancent, tous d'une seule et unique progression ou d'une seule et unique manière. Or il ne pourrait se faire, selon scientifiques et astronomes, que tous allassent d'Orient en Occident [car si le mouvement diurne du ciel est d'Orient en Occident, alors le mouvement annuel est d'Occident en Orient] ; mais si la terre a le mouvement qu'on dit, tous avancent par une [même] route d'Occident en Orient, c'est-à-dire la terre faisant sa révolution en un jour naturel sur les pôles de ce mouvement, et les corps du ciel sur les pôles du zodiaque, la lune en un mois, le soleil en un an, Mars en deux ans environ, et ainsi des autres. Il ne convient pas de disposer au ciel d'autres pôles fondamentaux, ni de deux formes de mouvement un d'Orient en Occident et les autres à l'inverse sur d'autres pôles, ce qu'il conviendrait nécessairement de disposer si le ciel était mû d'un mouvement journalier. (...) »
« Selon les philosophes, c'est inutilement qu'est fait par plusieurs ou par de grandes opérations ce qui pourrait être fait par moins d'opérations ou de plus petites. Aristote dit que Dieu et la nature ne font rien inutilement. Or il se produit que si le ciel est mû d'un mouvement quotidien, (…) il faut aussi admettre une rapidité excessivement grande, car si l'on mesure bien et que l'on considère la hauteur ou distance du ciel, sa grandeur et celle de son circuit – si un tel circuit est décrit en un jour -, on ne pourrait imaginer ni mesurer combien la rapidité du ciel est merveilleusement et excessivement grande, et également comme elle est impossible à concevoir et à estimer. »
« Donc, puisque tous les effets que nous voyons peuvent être réalisés et toutes les évidences respectées pour mettre à la place de cela une petite opération, à savoir le mouvement quotidien de la terre qui est très petite en comparaison du ciel, sans multiplier en grand nombre des opérations si diverses et si outrageusement grandes, il s'ensuit que Dieu et la nature les auraient inutilement conçues et mises en place. »
Conclusion
« Il en résulte qu'on ne peut montrer par aucune expérience que le ciel soit mû d'un mouvement quotidien, car de toute façon, qu'on suppose qu'il soit en un tel mouvement et pas la terre, ou la terre et pas le ciel, si un œil était au ciel et qu'il vît clairement la terre, elle semblerait en mouvement ; et si l'œil était sur la terre, le ciel semblerait en mouvement. Et la vision n'est pas trompée en cela, car elle ne voit ou ne sens rien sauf qu'il y a mouvement. Mais que le mouvement soit celui de tel corps ou celui de tel autre, il en est jugé par le sentiment intérieur, comme il [Witelo] affirme dans sa Perspective, et ce sentiment est souvent trompé comme il a été dit ci-dessus de l'homme qui est sur le bateau en mouvement. (...) Cependant, tout le monde soutient, et je le crois, qu'il [le Ciel] a un tel mouvement et que la terre n'en a point : Dieu a en effet fixé le globe terrestre, qui ne bougera pas, nonobstant les raisons du contraire, car ce sont des arguments qui ne concluent pas de façon évidente. Mais à considérer tout ce que l'on dit, on pourrait donc croire que la terre a un tel mouvement et le ciel n'en a point. La thèse contraire n'est pas évidente et de toute manière, à première vue, elle [la thèse contraire, c'est-à-dire le mouvement du Ciel] semble aller contre nature autant ou plus que les articles de notre foi dans leur ensemble, ou que plusieurs d'entre eux. Dans ces conditions, ce que j'ai dit par fantaisie à ce sujet, peut servir à confondre et à contester ceux qui voudraient s'insurger contre notre foi par le raisonnement. »
(La traduction de l'avant dernière phrase pose des difficultés et est à l'origine de désaccords entre les historiens. Le problème est de savoir qui est le sujet de « semble aller contre nature autant ou plus que les articles de notre foi ». Pour certains, il s'agit du mouvement diurne de la Terre et pour d'autres du mouvement diurne du Ciel.)
[1] L'article s'appuie en partie sur l'ouvrage remarquable de Jacques Gapaillard [réf3] que le lecteur pourra consulter pour approfondir la question.
[2] Depuis Aristote, la gravité est la tendance des corps lourds, les graves, à se mouvoir vers le centre de la Terre. Avec Kepler puis Newton, la gravité prendra un sens nouveau.
[3] On rappelle que si la Terre tourne sur elle-même, un point équatorial a une vitesse linéaire de rotation proche de 460 m/s et un point situé à 45° de latitude, une vitesse proche de 330 m/s.
Pour citer cet article :
La structure du Monde - Du géocentrisme à l'héliocentrisme (2/3), juin 2017. CultureSciences Physique - ISSN 2554-876X, https://culturesciencesphysique.ens-lyon.fr/ressource/geocentrisme-heliocentrisme.xml