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Mots-clés

spectroscopie spectre étoile abondance deutérium hydrogène milieu interstellaire Hubble FUSE naine blanche

Une trace spectrale du deutérium cosmologique

18/12/2009

Marie-Christine Artru

Centre de recherche d'astrophysique de Lyon, ENS Lyon

Catherine Simand

Résumé

Un article du dossier « La spectroscopie en astronomie ». Observation récente du deutérium du milieu interstellaire grâce aux missions spatiales Hubble et FUSE. Effets de saturation des raies de la série de Lyman dans l'ultra-violet lointain.


Introduction

Le deutérium, isotope de l'hydrogène est présent en très petite concentration dans les étoiles et dans la matière interstellaire. Il fait partie des éléments légers qui sont apparus au tout début de l'univers. Formé par les premières nucléo-synthèses qui ont suivi le Big-Bang, il est depuis lors progressivement détruit en partie par les réactions nucléaires à l'intérieur des étoiles. Les modèles cosmologiques évaluent la quantité de deutérium qui subsiste actuellement autour de nous et doivent être validés par l'accord avec les mesures de son abondance.

La spectroscopie permet de déterminer la proportion de deutérium par rapport à l'hydrogène dans les différents milieux astronomiques, des environnements d'étoiles proches aux galaxies lointaines. On mesure le rapport des nombres d'atomes des deux isotopes, noté D/H. Il varie selon l'âge des objets observés et se situe autour de la valeur typique de 1,4x10-5 dans le gaz interstellaire de notre milieu galactique.

Le deutérium donne lieu à des raies spectrales qui sont situées à proximité des raies analogues de l'hydrogène, beaucoup plus intenses. Les raies élargies se mélangent (phénomènes de « blend ») ce qui rend leur analyse délicate.

D'autre part les principales raies de ces deux atomes H et D proviennent de la série de Lyman : transitions entre les niveaux de nombre quantique principal 1 et n. Elles sont situées à des longueurs d'onde très courtes (autour de 100 nm). C'est le domaine de l'ultra-violet lointain, rayonnement totalement bloqué par l'atmosphère et accessible seulement par des téléscopes embarqués sur satellite.

Série de Lyman de l'hydrogène :

n

Longueur d'onde (nm)

Lyman-α

2

121,57

Lyman-β

3

102,57

Lyman-γ

4

97,25

Lyman-δ

5

94,97 etc...

Limite d'ionisation 13,6 eV

91,17

Les récentes missions spatiales, le télescope spatial Hubble, le plus récent Far Ultraviolet Spectroscopic Explorer (FUSE) ont fourni des spectres de très grande qualité : haute résolution et grande sensibilité, d'où un faible niveau de « bruit ». Il en découle de nombreuses mesures fiables de l'abondance de deutérium publiées depuis les années 1990.

Télescope spatial Hubble, mai 2009

http://hubblesite.org/gallery/spacecraft/28/


Far Ultraviolet Spectroscopic Explorer (FUSE)

http://archive.stsci.edu/fuse/gallery/pub_quality/


Le spectre présenté ici comme exemple montre l'observation de la raie Lyman-alpha en absorption : la source de rayonnement est une étoile de type naine blanche dont le spectre est assez plat (voir encadré). Les raies observées sont dues à l'absorption par le gaz interstellaire, pourtant très ténu, qui se trouve sur la ligne de visée, entre l'étoile et le télescope du satellite.

C'est la modélisation de tels spectres qui conduit alors à la détermination des quantités totales d'hydrogène et de deutérium détectés sur le trajet étoile-télescope et à leur proportion D/H dans ce gaz.

La naine blanche G191-B2B est située à une distance d'environ 70 parsec. Elle est très chaude, de température effective estimée à 61 000 K et sa gravité superficielle est plus de 1000 fois supérieure à celle du soleil. Il en résulte que ses propres raies sont tellement élargies qu'elles se recouvrent, donnant lieu à une émission d'un spectre presque plat, d'où son qualificatif de « blanche ».

Observation de Lyman-alpha en UV lointain

La figure 1 montre un enregistrement spectral obtenu par le spectrographe « Space Telescope Imaging Spectrograph » STIS du télescope spatial Hubble. Autour de la longueur d'onde 121 nm, le spectre met en évidence une très forte absorption due à la transition Lyman-alpha de l'hydrogène avec, dans l'aile de la raie principale, une composante plus faible qui correspond à l'absorption du deutérium.

On vérifie que le décalage vers le bleu de la raie de deutérium est de 0,033 nm (0,33 Å) conforme à la formule  : λD - λH = - λH (me/mp). Le noyau de deutérium comporte deux nucléons, un proton et un neutron, au lieu d'un proton seul pour l'hydrogène et la différence fait intervenir le rapport de masse entre l'électron et le proton égal à me/mp = 1/1836. Cette formule se déduit d'un calcul simple de mécanique fondé sur le modèle classique de l'atome de Bohr, où la masse réduite est celle du système noyau-électron.

Absorption interstellaire de Lyman-alpha observée par STIS

http://www.iop.org/EJ/article/-search=67809508.1/0067-0049/140/1/67/54155.html

The Astrophysical Journal Supplement Series, 140:67-80, 2002 May

Légende originale : The Lyman α interstellar absorption observed with STIS with the hydrogen wall model of Wood et al. (2000) for the line of sight of G191-B2B overplotted in dashed line. The STIS data has been normalized by the best-fit continuum.

Traduction : L'absorption interstellaire de Lyman-alpha observée par STIS. La courbe superposée en pointillé donne le modèle du « mur » d'hydrogène (Wood et al.,2000) de l'étoile G191-B2B en arrière-plan de la ligne de visée. Les données de STIS sont normalisée par ajustement du rayonnement continu.

Source : Deuterium Abundance toward G191-B2B : Results from the FUSE Mission, Lemoine et al. (22 auteurs), The Astrophysical Journal, Supplement Series, 140, 67-80, 2002


Intensité et saturation des raies

Il peut paraître étonnant que la raie du deutérium apparaisse si nettement à coté de celle de l'hydrogène alors que cet isotope est environ 10-5 fois moins abondant. C'est une conséquence des effets de saturation du flux dans les raies (voir encadré).

On remarque en effet qu'au centre de la raie d'hydrogène le signal est nul, au bruit près, dans l'intervalle de longueur d'onde compris entre 1215,6 et 1215,9 Å. Le tracé en pointillé (le « mur » selon la légende) indique la zone spectrale où le rayonnement de l'étoile est déjà totalement éteint par l'absorption de l'atmosphère stellaire. L'intensité de l'absorption au centre de la raie d'hydrogène est donc tronquée avant même la traversée du milieu interstellaire.

Saturation

La saturation est un effet très important du transfert du rayonnement dans un milieu absorbant. Si le coefficient d'absorption est k, la diminution du flux F de rayonnement par la traversée d'une tranche d'épaisseur infinitésimale dz se traduit par dF = - k dz . Par intégration on obtient la variation du flux lors de sa propagation dans le milieu : F(z) = F(0) exp(-kz). La quantité τ = kz est appelée épaisseur optique (ou profondeur optique si on considère l'atmosphère d'une étoile). Les grandeurs k et τ dépendent de la longueur d'onde et subissent de fortes variations dans les raies.

Aux faibles épaisseurs optiques le flux transmis décroît proportionnellement à τ = kz , mais pour τ ≫ 1 le flux émergent devient rapidement négligeable. Dans ce cas, une augmentation supplémentaire de l'épaisseur z traversée ne peut pas être détectée par l'observateur.

La saturation apparaît au centre λo d'une raie, là où le coefficient k devient très grand. On comprend alors que les photons disponibles à la longueur d'onde λo de la transition ont déjà été totalement absorbés avant la fin du trajet.

D'autre part comment expliquer que le gaz interstellaire si ténu (moins d'un atome par cm3) produise des raies aussi intenses et saturées que celles de la figure 1 ?

C'est dû au fait que la très faible densité du milieu est compensée par la très grande distance (d'ordre « astronomique ») que le rayonnement traverse dans le gaz depuis l'étoile jusqu'au télescope. Ne connaissant pas exactement la distance de l'étoile, on traduit généralement la mesure de l'absorption par un produit des deux facteurs, nommé « colonne-densité » (voir encadré ).

Colonne-densité et ordres de grandeur

L'intensité totale d'une raie d'absorption dépend de la probabilité de la transition atomique et du nombre d'atomes absorbants sur le trajet d du faisceau lumineux. Celui-ci est défini par la colonne-densité, nombre N des atomes se trouvant dans un cylindre de section unité et de longueur égale à la distance d du milieu traversé. Pour un milieu homogène, la colonne-densité est donc égale à N = nd où n est le nombre d'atomes par unité de volume.

Dans une expérience classique de spectroscopie d'absorption en laboratoire : le faisceau de lumière incident traverse une cellule qui contient le gaz étudié. Si le gaz est à la température T, sous la pression P, le nombre d'atomes de gaz par unité de volume est n1 = ℕa P/RT (ℕa est le nombre d'Avogadro et R la constante des gaz parfait). Dans des conditions normales (pression atmosphérique et température ambiante) le nombre d'atomes par unité de volume est n1 = 2,5x1025 m-3. Si la cellule a une épaisseur de 1 cm, on obtient la colonne-densité N1 = n1d1 = 2,5x1023 m-2.

Dans le milieu interstellaire, dit « local », c'est-à-dire dans une région de la Galaxie de dimension approximative d2 = 100 parsec = 3x1018 m qui comprend notre soleil, la densité moyenne en atomes d'hydrogène est n2 = 105 m-3 (0,1 atome par cm-3). La colonne-densité est alors N2 = n2d2 = 3x1023 m-2.

On trouve donc le même ordre de grandeur pour la colonne-densité dans l'expérience de laboratoire et l'observation interstellaire, bien que les densités soient dans le rapport 10-20.

Détermination de l'abondance de deutérium

La figure 1 donne le spectre normalisé : le flux spectral F, sans dimension, est compris entre 0 et 1, le niveau 1 correspondant au rayonnement continu. La variation du flux normalisé met directement en évidence l'effet des raies d'absorption.

La quantité de flux absorbé par une raie se mesure globalement par l'aire de la surface comprise entre la courbe du flux F et le niveau du continu F=1. Cette quantité Wλ = ∫(1-F)dλ (appelée « largeur équivalente ») dépend de la colonne-densité de l'espèce absorbante.

Dans la relation entre Wλ et la colonne-densité, interviennent plusieurs facteurs :

  • la probabilité de la transition responsable de la raie ; c'est une caractéristique atomique bien connue pour les principales transitions des atomes simples ;
  • les caractéristiques du milieu absorbant (inhomogénéité, température, turbulence...) qui modifient l'élargissement de la raie et son profil, ce qui influe fortement sur le niveau de saturation au centre.

La détermination de la colonne-densité, compte tenu de tous ces paramètres, se fait à partir de modèles numériques grâce auxquels on ajuste le calcul des raies de façon à reproduire les profils observés.

La saturation des raies observées sur la figure 1 est très importante et empêche d'en déduire une valeur précise de la colonne-densité de l'hydrogène. On a perdu toute l'information contenue dans le centre de la raie. Même la raie Lyman-α du deutérium est trop intense et déjà saturée puisque le flux relatif au centre est inférieur à 5%.

Pour pallier cette difficulté, il faut enregistrer des raies plus faibles, ce qui exige de meilleures performances spectrographiques, en particulier une haute résolution. Les auteurs de l'article ont exploité les spectres enregistrés par le satellite FUSE qui donne accès au domaine de l'ultra-violet lointain (90 à 119 nm) avec une résolution de 20 000. Pour l'hydrogène et le deutérium, ils ont obtenu l'enregistrement de la raie suivante de la série de Lyman (Lyman-β, λ=103nm) d'intensité plus faible que Lyman-α. En analysant parallèlement des raies faibles d'oxygène et d'azote, ils montrent que la ligne de visée de l'étoile G191-B2B traverse trois zones du milieu interstellaire de températures différentes et en mouvements relatifs.

Cet article conclut avec une abondance de deutérium D/H = 1,66x10-5, en notant que les écarts avec les valeurs précédemment obtenues et l'incertitude (de l'ordre de ± 0,6.10-5) proviennent essentiellement de la détermination de la colonne-densité d'hydrogène.

Conclusion

La mesure du deutérium dans l'univers exige de véritables prouesses de la spectroscopie ainsi que la maîtrise des modèles théoriques pour l'analyse quantitative des enregistrements. L'aperçu présenté ici est basé sur l'un des nombreux articles qui sont publiés à partir des nouvelles observations en ultra-violet par les télescopes spaciaux Hubble (depuis 1990) et FUSE (depuis 2000), chacun mobilisant souvent une vingtaine d'auteurs.

Comme bilan provisoire, la figure 4 résume les mesures du rapport D/H du milieu interstellaire obtenues avec différentes distances d de l'étoile d'arrière plan. Les plus anciennes mesures sont celles du satellite pionnier Copernicus (1972). On remarque des barres d'incertitude très différentes selon les missions et les cibles visées. Les plus récentes mesures du satellite FUSE ont permis d'explorer des distances plus grandes dans notre galaxie, l'enjeu étant d'aller maintenant au-delà, vers les quasars.

Mesures du rapport D/H du milieu interstellaire « local » en fonction de la distance de l'étoile visée

http://www.iop.org/EJ/article/0004-637X/609/2/838/59939.html

The Astrophysical Journal, 609:838-853, 2004 July 10

L'unité de distance d est le parsec, 1 pc = 3,08x1016 m

Figure tirée de : Two New Low Galactic D/H Measurements from the Far Ultraviolet Spectroscopic Explorer, Wood et al. (6 auteurs), The Astrophysical Journal, 609, 838-853, 2004


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Pour citer cet article :

Une trace spectrale du deutérium cosmologique, Marie-Christine Artru, décembre 2009. CultureSciences Physique - ISSN 2554-876X, https://culturesciencesphysique.ens-lyon.fr/ressource/Spectre-deuterium-cosmologique.xml

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