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« Démontrer » ou « montrer » expérimentalement ? L'exemple de la loi des interférences de Thomas Young

18/10/2024

Olivier Morizot

Centre Gilles Gaston Granger, Université Aix-Marseille

Delphine Chareyron

ENS Lyon / DGESCO

Résumé

Conscient des difficultés que rencontre sa « Théorie de la Lumière et des Couleurs » à convaincre ses contemporains, Thomas Young présente deux ans après sa publication une « démonstration expérimentale de [sa] loi générale des interférences lumineuses ». Par celle-ci Young espère convaincre ses opposants de la validité de cette loi, et les contraindre ainsi à abandonner toute théorie incapable d'en rendre compte. En plus de nous rappeler le contenu de cette expérience, cet article a pour ambition d'ouvrir un espace de réflexion sur la nature du pouvoir démonstratif de l'expérience en physique, en insistant sur l'importance de son pouvoir monstratif.


Ce texte résulte d’une mise en forme de la présentation intitulée « La “démonstration expérimentale de la loi générale d’interférence de la lumière” par Thomas Young » proposée par Olivier Morizot le 3 juillet 2023 au congrès des 150 ans de la Société Française de Physique, à Paris. Une version alternative de ce texte a été soumise aux Reflets de la Physique.

Introduction

Thomas Young, médecin anglais né en 1773 et décédé en 1829, présente en novembre 1801 devant la Royal Society de Londres une Théorie de la Lumière et des Couleurs restée célèbre à plusieurs égards [1]. Cette théorie repose sur quatre Hypothèses (Figure 1), postulant premièrement l'existence d'un fluide, appelé éther, imprégnant tout l'univers, si subtil qu'on ne le sent pas, et dont les ondulations peuvent se propager dans toutes les directions, à une vitesse extrême et sur d'immenses distances.

Ces ondulations de l'éther – évidemment longitudinales, comme les ondes sonores – sont les conséquences des vibrations des corps dits « lumineux » ; c'est l'Hypothèse II. Et elles sont capables, selon l'Hypothèse III, de provoquer à leur tour la vibration de notre rétine lorsqu'elles arrivent à son contact. Les vibrations seront traduites en sensations lumineuses, diversement colorées selon les fréquences de ces vibrations et transmises au cerveau par trois types de fibres nerveuses.

Enfin, Young suppose que l'éther s'accumule dans les corps, impliquant mécaniquement, un ralentissement des ondes, susceptible d'expliquer les principaux phénomènes optiques connus à l'époque qu'étaient la réfraction, la réflexion ou l'inflexion – qui est le nom que donnait Newton à la déviation subie par la lumière lorsqu'elle frôle les obstacles.

La loi générale des interférences lumineuses

Si la théorie de Young est rétrospectivement célébrée, c'est surtout parce qu'il y introduit ce que l'on appelle aujourd'hui le « principe des interférence » ; même si lui parle alors plus volontiers de « loi »[1], et même s'il l'exprime de manière suffisamment floue alors pour justifier sa reformulation, quelques mois plus tard : « La loi est que "partout où deux portions de la même lumière arrivent à l'œil par différentes routes, exactement, ou presque, dans la même direction, la lumière devient la plus intense lorsque la différence des routes est un multiple quelconque d'une certaine longueur, et la moins intense dans l'état intermédiaire des portions qui interfèrent ; et cette longueur est différente pour des lumières de couleurs différentes." » [3, p. 387].

On peut donc retrouver dans ce texte les bases aujourd'hui reconnues de ce que l'on appelle « principe des interférence » lumineuses : deux « portions » de lumière issues d'une même source, mais ayant suivies des routes légèrement différentes, peuvent produire lorsqu'elles se croisent à nouveau un surplus d'intensité là où la différence des deux routes est un multiple entier d'une longueur donnée ; mais aussi une extinction là où la différence est un multiple demi-entier de cette longueur. Une longueur que nous appellerions « longueur d'onde » et qui dépend de la couleur associée à la lumière considérée, même si Young se garde bien dans ce second texte de présenter cette « longueur » comme la période spatiale de l'onde lumineuse. Car son objectif à présent, n'est déjà plus de convaincre de la pertinence de son modèle vibratoire de la lumière, mais seulement de faire accepter, quel qu'en soit le moyen, la véracité de cette loi des interférences, en laissant la liberté à ses opposants de l'adapter comme ils le pourront à leur propre modèle ; mais en espérant bien que leur incapacité à le faire les forcera à adopter l'hypothèse des vibrations.

Des obstacles rencontrés par la théorie vibratoire de Young

Young avait bien remarqué lors de sa présentation que sa théorie n'avait convaincu personne. De fait, la communauté scientifique britannique était alors majoritairement acquise à l'idée – introduite un siècle plus tôt par Newton – que la lumière était composée de projectiles se propageant en ligne droite, à vitesse constante – par inertie en fait. À moins évidemment qu'ils ne s'approchent d'un obstacle ; auquel cas l'obstacle exerçait sur les projectiles une force de très courte portée qui – comme toute force – modifiait leur mouvement [4]. Ainsi l'essentiel de l'optique du 18e siècle, et encore en 1800, consistait-elle à poursuivre le programme newtonien, consistant à identifier les forces responsables de la réflexion, de la réfraction, de la dispersion, et de l'inflexion [5]. Et depuis le discrédit porté par Newton sur les travaux de Huygens, peu d'auteurs s'étaient aventurés à raviver l'hypothèse vibratoire.

Beaucoup avaient donc reçu la théorie initiale de Young avec l'impression qu'il y défendait des thèses depuis longtemps réfutées. D'autres lui reprochaient de raisonner sur de pures hypothèses ; ce qui, dans le prolongement de la tradition baconienne et des déclarations méthodologiques de Newton, était considéré comme une pratique formellement proscrite en science par de nombreux auteurs [6]. D'autant que l'on reprochait à Young d'avoir développé une théorie qui ne reposait sur aucune expérience nouvelle, alors que la tendance empiriste de l'époque était justement d'estimer que toute découverte ne pouvait émerger que de l'expérience, par induction. De fait, Young était parti de l'hypothèse des ondes lumineuses – et de la conviction que celles-ci pouvaient interférer – pour montrer qu'une quantité considérable de phénomènes optiques déjà connus, mais apparemment incompréhensibles ou incompatibles, pouvaient être ramenés à une explication unique. Ainsi, sans produire de nouvelles expériences, ou presque, il avait expliqué par la seule loi des interférences non seulement les anneaux de Newton ; dont il avait même déduit la valeur des longueurs d'onde du spectre visible. Mais il avait aussi justifié les couleurs des lames épaisses, avait fourni une première théorie des réseaux optiques, et avait même expliqué les franges lumineuses situées à l'extérieur de l'ombre des obstacles et dites « franges par inflexion » [1]. Quarante ans plus tard, le philosophe des sciences William Whewell valorisera une telle pratique qu'il appellera « consilience d'induction » [7], mais ce n'était pas encore le cas à l'époque.

La « démonstration expérimentale » de la loi des interférences

Conscient des objections qui empêchaient la communauté de considérer ses travaux, Thomas Young présente donc en 1804 une dernière conférence d'optique, justement intitulée Expériences et Calculs relatifs à l'Optique physique [8], introduite par une « Démonstration expérimentale de la loi générale d'interférence de la lumière », qui pourra « être répétée avec grande facilité dès l'instant que le Soleil brille et sans autre matériel que celui à portée de main de tout un chacun » et qu'il espère suffisamment simple et visuelle pour convaincre enfin son auditoire de la véracité de cette loi[2] (Figure 2) :

«  Exper. 1. J'ai réalisé un petit trou dans un volet de fenêtre et l'ai recouvert d'un morceau de papier épais que j'ai perforé avec une aiguille fine. Pour une plus grande commodité d'observation, j'ai placé un petit miroir à l'extérieur du volet, dans une position telle qu'il réfléchissait la lumière du Soleil dans une direction presque horizontale sur le mur opposé et qu'il faisait passer le cône de lumière divergente au-dessus d'une table, sur laquelle se trouvaient plusieurs petits écrans de papier cartonné. J'ai inséré dans le faisceau de rayons du Soleil un bout de carte d'environ un trentième de pouce [soit environ 800 µm] de large et observé son ombre sur le mur, soit sur d'autres cartes maintenues à différentes distances. En plus des franges de couleurs de part et d'autre de l'ombre, l'ombre elle-même était divisée par des franges parallèles similaires, de plus petites dimensions, différant en nombre selon la distance à laquelle l'ombre était observée, mais laissant le milieu de l'ombre toujours blanc. » [8, p. 2]

Illustration de l'expérience de « démonstration » de la loi des interférences imaginée par Thomas Young

Figure 2.  Illustration de l'expérience de « démonstration » de la loi des interférences imaginée par Thomas Young

En traits pleins, les rayons propagés en ligne droite ; en tirets, les rayons diffractés vers l'extérieur de l'obstacle, que Thomas Young suppose réfléchis par son bord ; en pointillés les rayons infléchis dans l'ombre de l'obstacle.

Source : Olivier Morizot


Thomas Young représente les franges que l'on observe sur le mur dans une telle expérience

Figure 3.  Thomas Young représente les franges que l'on observe sur le mur dans une telle expérience

« Les franges externes vues de chaque côté de l'ombre d'un cheveu ou d'un fil, qui est également divisée par ses franges internes » [10, vol. I : Pl. XXX, Fig. 446].

Source : Thomas Young, A Course of Lectures in Natural Philosophy and Mechanical Arts, vol. I et II, Savage, 1807 [10].


En somme, ce qu'observe Young ce sont d'abord les franges par inflexion disposées de part et d'autre de l'ombre ; que nous appellerions aujourd'hui franges de « diffraction par un bord », et qu'il avait donc déjà interprétées deux ans plus tôt par la recombinaison d'un rayon frôlant l'obstacle sans être dévié et d'un rayon réfléchi par son rebord (Figure 2, tirets). Mais il note surtout l'apparition d'un nouveau phénomène qui n'avait pas été relevé par Newton[3], consistant en l'apparition de franges lumineuses – périodiques elles aussi, mais plus fines – et présentes dans l'ombre de l'obstacle, avec notamment une frange lumineuse toujours située exactement au centre de cette ombre (Figure 3).

Or, ce que Young va alors tâcher de démontrer, c'est qu'il est nécessaire d'invoquer sa loi des interférences pour expliquer ces franges dans l'ombre. En effet, dit-il :

«  Ainsi ces franges étaient les effets conjoints des portions de lumière passant de chaque côté du bout de carte et infléchies, ou plutôt diffractées à l'intérieur de l'ombre. Car, un petit écran ayant été placé à quelques pouces de la carte, de manière à recevoir l'ombre [de la carte] à sa marge, toutes les franges qui avaient jusque-là été observées dans l'ombre sur le mur disparurent immédiatement, bien que la lumière infléchie de l'autre côté continuât de poursuivre son trajet et bien que cette lumière ait dû subir toute modification que la proximité de l'autre bord du bout de carte ait pu être capable de lui occasionner. » [8, p. 2]

Que l'on mette donc un écran pour bloquer la lumière passant d'un côté ou de l'autre de l'obstacle en aval de cet obstacle [4] et immédiatement, non seulement les franges par inflexion situées du côté correspondant disparaissent, mais les franges situées dans l'ombre s'évanouissent également – sans que les franges produites par l'autre bord ne soient affectées (Figure 4). Enfin :

«  Quand l'écran interposé était plus éloigné du bout de carte étroit, il était nécessaire de le plonger plus profondément à l'intérieur de l'ombre pour éteindre les lignes parallèles ; car ici la lumière diffractée depuis le bord de l'objet était entrée plus avant dans l'ombre, dans son cheminement vers les franges. Ça n'était pas non plus par défaut d'intensité de lumière suffisante que l'une des deux portions était incapable de produire les franges à elle seule ; car lorsqu'elles étaient toutes deux ininterrompues, les lignes apparaissaient même lorsque la lumière était réduite au dixième ou au vingtième. » [8, p. 2-3]

Ainsi, Young illustre-t-il le recourbement des rayons infléchis autour de la carte (Figure 4, pointillés) par la nécessité d'insérer le masque occultant d'autant plus avant dans l'ombre que le masque et la carte seront éloignés. Puis, en vérifiant que les franges redeviennent visibles quand la lumière est de nouveau autorisée à passer des deux côtés de l'obstacle et que l'intensité de la source est divisée par dix ou vingt, il certifie que notre incapacité à les voir lorsque l'un des deux chemins était coupé n'était pas due à un défaut de leur luminosité.

Démontrer expérimentalement…

Cette expérience peut paraitre naïve, parce qu'en la lisant, il est difficile de faire abstraction de nos connaissances du 21e siècle et que l'on sait bien aujourd'hui que les franges situées à l'intérieur et à l'extérieur de l'ombre ont une origine commune. On sait aussi que la fameuse expérience des « fentes » ou des « trous », publiée d'ailleurs par Young trois ans plus tard [10], illustre plus clairement encore le comportement ondulatoire de la lumière – et de tout un tas d'autres particules – qui est aujourd'hui devenu une évidence pour nous. Elle l'illustre enfin d'autant mieux que l'expérimentateur mesurera ces franges ; ce que Young, ici, ne fait pas. Aussi peut-on se demander rétrospectivement en quoi cette expérience pouvait bien constituer une démonstration.

Mais précisément, raisonner « rétrospectivement » est une entreprise hasardeuse en histoire des sciences. Parce qu'en lisant les textes anciens à la lumière de nos connaissances uniquement, on ne peut que dénaturer leur sens et leur portée. Ainsi, l'enjeu en histoire est-il de tenir rigoureusement compte du contexte de l'époque afin de comprendre comment ces idées, ces résultats, ces expériences venaient s'insérer dans leur propre environnement scientifique, culturel et social. En l'occurrence, on n'avait alors pas encore réalisé l'expérience des trous d'Young. Ou, plus précisément, Young ne l'avait réalisée qu'en guise de démonstration, lors d'une conférence grand public, à l'aide d'une cuve à eau dans laquelle la recombinaison des vagues était rendue visible par un système de rétroprojection (Figure 6). Par ailleurs, il nous faut réaliser qu'avant que cela devienne une évidence pour nous, l'idée que deux portions de lumière pourraient se recombiner pour faire de l'obscurité paraissait suffisamment absurde pour, la plupart du temps, ne pas même pouvoir être envisagée.

Appareil et observation des mouvements des ondes

Figure 6.  Appareil et observation des mouvements des ondes

a.«  Un appareil pour observer les mouvements des ondes excitées dans un fluide versé dans le bac AB par les vibrations du fil élastique C chargé d'un poids amovible D ; l'ombre des ondes étant projeté sur un écran E par la lampe F à travers le fond du bac, qui est en verre ». b. « De séries égales d'ondes divergeant depuis les centres A et B et se croisant de telle manière que le long des lignes tendant vers C, D, E et F elles contrent les effets l'une de l'autre et l'eau reste presque lisse, alors que dans les espaces intermédiaires elle est agitée. » [10, vol. I : Pl. XX, Fig. 265 et 267].

Source : Thomas Young, A Course of Lectures in Natural Philosophy and Mechanical Arts, vol. I et II, Savage, 1807. [10, vol. I : Pl. XX, Fig. 265 et 267].


On peut alors se demander si cette expérience pouvait, à l'époque, être considérée comme cruciale, c'est-à-dire si elle permettait de discriminer entre deux théories concurrentes en prédisant un résultat différent : en l'occurrence ici, la théorie vibratoire de Young versus les théories des projectiles lumineux. Or, cette expérience n'est pas cruciale, et ce à plusieurs titres. D'une part, parce qu'elle ne vient pas véritablement confirmer une prédiction de la théorie de Young : de fait, il décrit ici l'expérience, comme on l'a vu, et constate l'apparition et la disparition de franges. Ce n'est qu'ensuite, via des expériences sur les franges extérieures uniquement, qu'il va mesurer l'interfrange et la distance obstacle-écran, pour en déduire une sorte de longueur d'onde « moyenne » de la lumière blanche [8 p. 3-8]. La forme, la position et la taille des franges ne sont donc pas prédites par Young – alors même qu'il avait introduit le concept de longueur d'onde et déterminé lui-même leurs valeurs quelques années plus tôt [1, p. 39]. Ainsi, ne justifie-t-il les observations de cette « démonstration expérimentale » qu'a posteriori. En ce sens l'expérience n'a donc pas validé la théorie, l'hypothèse, ou la loi de Young.

Mais on pouvait s'en douter : les épistémologues du 20e siècle ont en effet depuis longtemps démontré qu'une expérience ne peut de toute façon jamais valider strictement une hypothèse ; mais tout au plus la conforter temporairement, ou au contraire la falsifier [12]. Et même alors – puisque toute expérience et son interprétation convoquent toujours un nombre considérable d'éléments de la théorie mise à l'épreuve – que l'on ne peut jamais savoir exactement la ou lesquelles de ses hypothèses auront été mises en défaut par l'expérience ; et que c'est donc toujours le système théorique dans sa globalité qui est véritablement susceptible d'être invalidé expérimentalement [13]. Ainsi, une théorie apparemment mise en défaut est-elle en retour toujours autorisée à résoudre l'anomalie révélée en son sein par l'expérience dite cruciale à l'aide de nouvelles hypothèses ad hoc [14].

D'ailleurs certains partisans des projectiles de lumière s'efforceront en effet d'intégrer cette expérience d'apparition et de disparition des franges dans l'ombre de l'obstacle à leur théorie, a posteriori également, en suggérant par exemple que les franges se produisent directement sur la rétine, par recombinaison des vibrations mécaniques provoquées par l'arrivée des projectiles lumineux ; donc que la périodicité dépend de la distance, ou de la durée, séparant l'impact des projectiles [15]. À tous ces titres, on est donc loin de pouvoir qualifier cette expérience de « démonstration ».

… ou « montrer » par l'expérience

À moins que cette expérience ne tire son importance historique du fait qu'il s'agit bien d'une expérience de démonstration, mais au sens de « monstration ». Probablement, Young ne pense-t-il pas en priorité à ce sens du mot. Mais comme le soulignait M. Norton Wise dans un numéro spécial, dédié à l'importance des productions visuelles en histoire des sciences, qu'il s'agisse de schémas, de photographies, d'expériences, ou de démonstrations spectaculaires : « rendre les choses visibles c'est les rendre réelles, ou essayer de le faire » [16]. C'est pourquoi je crois important de souligner que derrière le terme « démonstration » employé par Young, se trouve la racine « monstration », du verbe « montrer ». Et qu'une « démonstration expérimentale » peut aussi être l'une de ces expériences que l'on peut réaliser en classe, ou dans le cadre de la diffusion scientifique, qui a pour but de mettre sous les yeux, de rendre sensible, et donc concevable pour le public, l'existence même d'un phénomène ; et d'augmenter du même coup la plausibilité de l'interprétation que l'on en propose.

Dans ses travaux précédents, Thomas Young proposait en effet une explication par la loi des interférences des anneaux de Newton, des couleurs des bulles de savon, ou de celles des ailes des insectes. Mais il était alors impossible pour ses contemporains d'y voir les différents chemins empruntés par la lumière avant d'interférer, comme il leur était impossible de constater visuellement les conséquences de l'interruption de l'un des chemins. Dès lors, Young demandait à son auditoire de suivre son interprétation des phénomènes d'un bout à l'autre, sans jamais lui offrir rien de tangible, ni de visible, à quoi s'accrocher – alors même que les entités qu'il manipulait leur étaient inconcevables. Ainsi, en rendant simplement visibles ces deux chemins de la lumière et les conséquences de leur existence, en les montrant, Young pouvait-il espérer enfin les rendre « réels », ou tout du moins plausibles, et déverrouiller les verrous psychologiques qui rendaient sa théorie ondulatoire inconcevable. Dans les faits, ça ne sera pas encore suffisant. Mais ceci est une autre histoire.

Références

[1] Thomas Young, The Bakerian Conference. On the Theory of Light and Colours, Philosophical Transactions of the Royal Society of London, vol. 92, 1802, p. 12-48. Version en français, Traduction commentée de la Conférence Bakerienne sur la Théorie de la Lumière et des Couleurs de Thomas Young, 11 juin 2020.

[2] Augustin Fresnel, Mémoire sur la diffraction de la lumière, Œuvres complètes d’Augustin Fresnel, éds : H. de Senarmont, E. Verdet et L. Fresnel, Paris, Imprimerie Impériale, vol. I, 1866.

[3] Thomas Young, An account of some Cases of the production of Colours not hitherto described, Philosophical Transactions of the Royal Society of London, vol. 92, 1802, p. 387-397.

[4] Isaac Newton, Opticks: Or, a treatise on the reflexions, refractions, inflections, and colours of light, Smith & Walford, 1704. Trad. J.P. Marat, Optique de Newton, Paris, 1787.

[5] André Chappert, Histoire de l'optique ondulatoire de Fresnel à Maxwell, Paris, Belin, 2007.

[6] Geoffrey N. Cantor, Henry Brougham and the Scottish methodological tradition, Studies in History and Philosophy of Science Part A, vol. 2, n° 1, 1971, p. 69-89.

[7] William Whewell, The Philosophy of the Inductive Sciences Founded on Their History, vol. I-II, London, J. W. Parker, 1840.

[8] Thomas Young, The Bakerian Conference. Experiments and Calculations relative to Physical Optics, Philosophical Transactions of the Royal Society of London, vol. 94, 1804, 1–16.

[9] Thomas Young, La Théorie de la Lumière et des Couleurs, et autres travaux sur le Son, la Vision, la Lumière et les Couleurs (1800-1803), Recueil de textes traduits, commentés et annotés par Olivier Morizot, à paraître.

[10] Thomas Young, A Course of Lectures in Natural Philosophy and Mechanical Arts, vol. I et II, Savage, 1807.

[11] Francesco Grimaldi, Physico-mathesis de lumine, coloribus, et iride, Bologne, H. V. Benatii, 1665.

[12] John Worrall, Thomas Young and the ‘refutation' of Newtonian optics: a case-study in the interaction of philosophy of science and history of science, in: Method and Appraisal in Physical Sciences, éd.: C. Howson, Cambridge University Press, 1976, p. 107-179.

[13] Karl Popper, La logique de la découverte scientifique, trad. N. Thyssen-Rutten, Payot, 1973.

[14] Pierre Duhem, La théorie physique. Son objet, sa structure, Rivière, 1914.

[15] Imre Lakatos, Falsification and the methodology of scientific research programs, in: Criticism and the Growth of Knowledge, éds.: I. Lakatos et A. Musgrave, Cambridge University Press, 1970.

[16] Mattew Norton Wise, Making Visible, Isis, vol. 97, n°1, 2006, p. 75-82.



[1] C’est Fresnel qui parlera le premier de « principe des interférences » en attribuant d’ailleurs son introduction en optique à Thomas Young [2, p. 286].

[2] Notons que le fait que Young parle de « loi » des interférences et non de « principe » n'est pas anodin, puisqu'un « principe » est un énoncé général posé a priori qui n'a pas vocation à être remis en cause par l'expérience, mais qui doit servir à l'interprétation de celle-ci ; alors que la « loi », elle, est un énoncé censément induit de l'expérience. Or, ce que s'efforce de faire Young au fil de ses textes optiques [1, 3, 8], est précisément d'offrir une assise expérimentale de plus en plus solide à sa conviction a priori que les vibrations lumineuses de l'éther existent et interfèrent [9].

[3] Notons toutefois que Francesco Grimaldi l’avait déjà observé au 17e siècle [11] et que d’autres – tels Giacomo Maraldi – l’avaient à nouveau mentionné depuis.

[4] Dans une version révisée de cette expérience, Young précisera que l'écran occultant peut tout aussi bien bloquer la moitié de la lumière avant l'obstacle [10, vol. II, p. 640].

Pour citer cet article :

« Démontrer » ou « montrer » expérimentalement ? L'exemple de la loi des interférences de Thomas Young, octobre 2024. CultureSciences Physique - ISSN 2554-876X, https://culturesciencesphysique.ens-lyon.fr/ressource/experiences-Young.xml

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