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Contributions des physiciens aux progrès de l'électrophysiologie à la fin du XIXe siècle : vers l'électrocardiogramme

01/12/2025

Quentin Le Masne

Akkad, développement et stratégies autour des technologies médicales, Lyon

Delphine Chareyron

ENS de Lyon / DGESCO

Article tiré d'une présentation orale donnée lors du « Congrès de la la Société Française de Physique » en juillet 2025 à Troyes.

Résumé

Au XIXe siècle, une série de collaborations entre médecins et physiciens a conduit à la mise au point à Leyde du premier appareil mesurant un électrocardiogramme par Einthoven, qui reçut le Prix Nobel de Médecine en 1924. Les premières détections de signaux électriques cardiaques, réalisées en 1856 avec des cuisses de grenouilles comme outils de mesure, furent progressivement améliorées. D'abord par Burdon-Sanderson grâce à un galvanomètre à induction, puis par Waller en 1887 à Londres grâce à l'électromètre capillaire au mercure mis au point par Lippmann à Paris en 1875. Enfin, Einthoven met au point le galvanomètre à corde, un grand succès d'intégration technologique, qui deviendra l'instrument clinique de référence pour l'électrocardiogramme à partir de 1908.


Introduction

Imaginons la scène : vous allez chez le médecin pour un contrôle de routine, c'est l'occasion de vérifier que votre cœur va bien. Rien de plus simple, le médecin prend son appareil, place quelques électrodes sur votre torse et vos bras et au bout de quelques secondes, il va pouvoir vérifier le fonctionnement de votre cœur via le signal électrique régulier qui déclenche sa contraction et que mesure cet appareil, c'est l'électrocardiogramme (ECG). La mise au point de cette mesure, aujourd'hui indispensable en médecine, rapide, bon marché et très efficace est le fruit de multiples collaborations tout au long du XIXe siècle entre médecins et physiciens dans le domaine de l'électrophysiologie. Il a fallu d'abord comprendre que l'être humain émettait des signaux électriques, puis mettre au point les technologies nécessaires pour être capable de mesurer ces signaux rapides, complexes et faibles (de l'ordre du millivolt) émis par le cœur à chaque battement.

C'est à partir de 1901 que Willem Einthoven a mis au point à Leyde une version aboutie de l'appareil permettant de mesurer les électrocardiogrammes. Cette contribution lui vaudra le Prix Nobel de Médecine en 1924 [1]. À l'époque, l'appareil pesait certes 300 kg et l'on devait immerger ses membres dans des grands bassines de solutions salines, pourtant les mesures de très bonne qualité permettaient déjà de diagnostiquer de nombreuses pathologies cardiaques. Alors, comment en est-on arrivés à cette révolution de l'électrophysiologie ?

1. La découverte de « l'électricité animale »

La première étape a été la découverte de la présence de signaux électriques émis par le corps des animaux. On sait depuis plusieurs siècles que certains animaux, comme le poisson torpille, peuvent provoquer des décharges électriques. Cependant l'essentiel des travaux sur les phénomènes électriques dans les animaux a commencé en Italie, à la fin du XVIIIe siècle, avec Luigi Galvani, médecin et physicien italien [2]. Il a mené à partir de 1782 plus de dix ans de travaux sur les grenouilles dans son laboratoire, des grenouilles dont les nerfs sciatiques / cruraux (au niveau de la cuisse) étaient mis à vif pour faciliter le contact. C'est en mettant en contact le nerf et le muscle de la grenouille via un « arc conducteur » en métal, que Galvani observe la contraction violente de la cuisse (voir Figure 1) [3]. Il en conclut que l'animal contient une sorte d'électricité intrinsèque, qu'il nomme « électricité animale », et qui est la cause de la contraction du muscle.

Gravure d'expérience réalisée sur les cuisses de grenouille par Luigi Galvani

Figure 1.  Gravure d'expérience réalisée sur les cuisses de grenouille par Luigi Galvani

Source : Image d'après Wikimedia.

Dans ses expériences présentées à partir de 1792, Galvani met en contact le nerf crural (au point N) d'une cuisse de grenouille au repos avec son muscle à l'aide d'un arc conducteur (ici constitué de deux métaux cuivre/zinc). Ce contact provoque immédiatement une contraction violente de la cuisse de grenouille [2].


Galvanoscope à cuisse de grenouille

Figure 2.  Galvanoscope à cuisse de grenouille

Source : Image d'après Wikimedia.

Le galvanoscope à cuisse de grenouille, développé par Galvani puis considérablement stabilisé par Matteucci, consiste à enfermer une cuisse dont le nerf est mis à nu dans un tube à essai. En plaçant le nerf sur la zone émettrice de signaux électriques, la cuisse se contracte. C'est avec ce galvanoscope que Kölliker et Müller en 1856 identifièrent que le cœur émet des signaux électriques lors de ses battements réguliers.


Un autre physicien italien bien connu, Alessandro Volta, s'intéresse à cette découverte, la qualifiant « d'une des plus belles et des plus surprenantes découvertes » dans une lettre de 1793 envoyée à la Royal Society. En refaisant les expériences, Volta se focalise sur le cas où le contact se fait via deux conducteurs métalliques différents (du cuivre et du zinc) : il s'aperçoit que la cuisse de la grenouille est prise des plus fortes secousses. Volta déclenche alors une controverse sur l'existence de « l'électricité animale ». Il soutient que les contractions sont dues à l'électricité produite au niveau de l'interface entre les deux métaux différents (selon le futur principe de sa pile « voltaïque »), et non à une électricité « animale » propre aux tissus vivants. Les expériences contradictoires s'enchaînent, et déchirent la communauté entre galvanistes et voltaïstes. En mettant au point sa pile en 1802, Volta gagne une renommée immense, enterre de fait cette controverse à son bénéfice, et rejette (à tort) l'hypothèse de « l'électricité animale » produite par le corps, qui sort alors temporairement de la lumière [2].

2. Les premiers galvanomètres quantitatifs utilisés sur des signaux électriques cardiaques

Environ 25 ans plus tard, en 1825, les progrès en sciences physiques ont permis d'améliorer les outils de mesure des courants électriques. Le physicien Leopoldo Nobili met au point un des premiers galvanomètres de référence basé sur les récentes découvertes sur l'induction électro-magnétique (voir Figure 3) : le fil électrique portant le courant à mesurer s'enroule sur un grand nombre de tours, formant une bobine dont le champ magnétique influence la rotation d'une aiguille aimantée tournant sur l'axe vertical. Le galvanomètre de Nobili sera utilisé par Carlo Matteucci, physicien italien de Bologne, pour la mesure des signaux électriques dans les muscles. Il mesure en 1842 que le corps produit bien un signal électrique qui déclenche la contraction des muscles, sans stimulation externe. C'est l'idée du "potentiel d'action", intrinsèque aux muscles, qui jette les bases de l'électrophysiologie moderne [4]. Matteucci reste cependant un grand amateur de grenouilles pour détecter les signaux électriques les plus faibles : il stabilise la conception du galvanoscope à cuisse de grenouille, qui consiste en une cuisse avec le nerf à vif, qu'il pose là où la mesure est nécessaire (Figure 2).

Galvanomètre de Nobili

Figure 3.  Galvanomètre de Nobili

Vers 1825, Leopoldo Nobili met au point ce galvanomètre, dans lequel la rotation horizontale d'une aiguille aimantée attachée à l'axe vertical dépend directement de l'intensité du courant qui circule dans une bobine qui entoure l'aiguille. Il s'agit d'un des premiers galvanomètres quantitatifs.

Les deux aiguilles, l'une intérieure au cadre, l'autre extérieure, sont fixées à une tige verticale, de façon à rester rigoureusement parallèles entre elles. Les deux aiguilles permettent de rendre le galvanomètre astatique, c'est-à-dire indépendant du champ magnétique terrestre. L'ensemble est suspendu à un fil sans torsion. Les pôles des deux aiguilles étant opposés, l'action du circuit sur l'aiguille supérieure, due principalement au côté AB, est de même sens que sur l'aiguille inférieure. Si les aiguilles avaient exactement la même aimantation, l'équipage serait complètement soustrait à l'action terrestre et se placerait perpendiculairement au courant. En pratique l'aimantation des aiguilles diffère toujours très légèrement. L'action directrice de la terre n'est donc pas supprimée mais notablement diminuée [5].

Source : Francis Gires ASEISTE (Musée Bernard d'Agesci, Niort) - D'après Ampère a-t-il inventé le galvanomètre, le télégraphe, l'électroaimant, le moteur électrique... ? , par Christine Blondel et Bretrand Wolff [5].


Ces travaux intéressent le jeune Emil du Bois-Reymond, un physiologiste allemand de 23 ans qui va immédiatement poursuivre ces recherches sur ce « potentiel d'action » en améliorant considérablement la qualité des mesures. Il y eut d'ailleurs une très grande controverse entre du Bois-Reymond et Matteucci autour de la paternité de ce potentiel d'action, le physicien allemand, beaucoup plus précis, estimant être le vrai pionnier et décrivant Matteucci comme « un homme mauvais se contentant de s'auto-citer en permanence dans une longue série d'articles » (des critiques étonnamment modernes), alors que Matteucci parlait de lui comme d'un « homme irritable, injuste et répugnant » [6]. Bref, c'est l'entente cordiale entre les deux hommes, qui partageaient néanmoins le même problème fondamental : comment mesurer un potentiel d'action, phénomène électrique transitoire de quelques dizaines de millivolts pendant quelques millisecondes avec un galvanomètre comme celui de Nobili, au temps de réponse de l'ordre de la seconde ?

Là encore, les progrès techniques des physiciens ont été indispensables aux physiologistes, ils sont issus cette fois de Heidelberg au sein du laboratoire de du Bois-Reymond et de Helmholtz (qui était professeur de physiologie avant d'être le célèbre professeur de physique à Berlin). Helmholtz et du Bois-Reymond mettent au point le rhéotome, un appareil permettant d'améliorer considérablement la résolution temporelle, que Bernstein en 1868 va améliorer sous sa forme différentielle (voir Figure 4) : un mécanisme de commutation sur une roue tournante à vitesse fixe va d'abord connecter le muscle étudié à une excitation électrique, puis après un demi-tour de la roue, va connecter le muscle au galvanomètre afin de mesurer le courant. Après stabilisation sur plusieurs tours, le système indique le signal électrique après un temps fixe connu juste après l'excitation, correspondant à un demi-tour de roue. En variant la vitesse de rotation, on peut successivement analyser tout le profil du signal après l'excitation en le découpant en petits morceaux de temps, d'où le nom de rhéotome qui signifie « couper le courant ». Avec cet appareil, Engelmann en 1873 va confirmer avec précision les premières mesures de Kölliker et Müller en 1856 qui avaient démontré, avec un galvanoscope à cuisse de grenouille, que le cœur de tortue émet une impulsion électrique lors de ses battements (les tortues étant choisies pour la lenteur de leurs battements cardiaques) [4].

Schéma de fonctionnement du rhéotome différentiel de Bernstein

Figure 4.  Schéma de fonctionnement du rhéotome différentiel de Bernstein

Dans le rhéotome différentiel de Bernstein mis au point en 1868, une roue porteuse d'un dispositif de commutation va successivement mettre en contact le muscle étudié avec la stimulation électrique (quand le commutateur est à gauche) puis, après un demi-tour, la roue va mettre en contact le muscle avec l'appareil de mesure pendant un temps très court (quand le commutateur est à droite).

Le rhéotome permet d'étudier les signaux électriques dans les muscles par petits pas de temps après une excitation électrique.

Source : Images d'après A History of Electrocardiography, par Burch, DePasquale, Chicago IL: Year Book Publishers, 1964 [4].


L'histoire continue en Angleterre, avec John Burdon-Sanderson et son collègue Frederik Page, physiologistes de Londres. Vers 1878, en optimisant le rhéotome, ils arrivent à obtenir la courbe moyennée de l'électrocardiogramme d'un cœur de tortue stimulé de manière externe (voir Figure 5) : c'est la première fois qu'on distingue bien deux signaux, la compression des ventricules d'abord puis la relaxation deux secondes plus tard, séparées par une période réfractaire, sans signal. Malheureusement, cela reste un signal moyenné sur de nombreuses mesures réalisées sur un cœur de tortue séparé du corps : insuffisant pour comprendre ce qui arrive aux humains – en fait, c'est une impasse technique. Pour en sortir, il faudrait un galvanomètre plus sensible avec surtout une réponse temporelle bien meilleure.

Rhéotome de Burdon-Sanderson & Page et mesure du signal cardiaque d'une tortue

Figure 5.  Rhéotome de Burdon-Sanderson & Page et mesure du signal cardiaque d'une tortue

Avec leur rhéotome, Burdon-Sanderson & Page réalisent cette mesure du signal cardiaque d'une tortue, qui indique l'intensité mesurée en fonction du temps (en secondes). On y voit pour la première fois la compression des ventricules (pic de gauche) suivi d'une période réfractaire (sans signal) et enfin la relaxation des ventricules (pic négatif de droite).

Source : Image d'après On the Time-Relations of the Excitatory Process in the Ventricle of the Heart of the Frog, The Journal of physiology, 1880.


Là encore, l'apport des physiciens va être crucial. La solution va être mise au point lors de sa thèse à Paris en 1873 par Gabriel Lippmann, physicien franco-luxembourgeois, qui travaille sur le mouillage des fluides polarisés [7]. Il met au point l'électromètre capillaire, dans lequel le déplacement d'un ménisque entre mercure et acide sulfurique est observé dans un capillaire d'une dizaine de micromètres de diamètre interne à l'aide d'un microscope (voir Figure 6). Les deux fils servant de capteurs sont plongés chacun dans un réservoir de mercure de part et d'autre du ménisque. Lippmann démontre alors que son électromètre détecte des signaux inférieurs au millivolt, avec un temps de réponse de l'ordre de la dizaine de millisecondes. C'est une révolution. L'appareil est rapidement amélioré avec Etienne-Jules Marey, qui va projeter l'ombre du ménisque sur un film photographique qui se déroule à une vitesse constante pour suivre l'évolution temporelle, ce sont les premiers pas vers l'oscilloscope. Marey en 1876 puis Burdon-Sanderson & Page en 1880 démontrent ensuite que cet électromètre permet de suivre les signaux électriques des cœurs de tortues sans nécessiter de moyennage [8].

Électromètre capillaire de Lippmann

Figure 6.  Électromètre capillaire de Lippmann

En 1875, Lippmann met au point l'électromètre capillaire, dans lequel un ménisque entre du mercure (Hg) et de l'acide sulfurique (H2SO4) est observé dans un capillaire d'une dizaine de micromètres de diamètre sous microscope. En polarisant les fluides de part et d'autre du ménisque, ce dernier se déplace dans le capillaire proportionnellement à la différence de potentiel entre les fluides.

Source : Image issue de la bibliothèque universitaire de Santé de Lyon, référencée comme Electromètre capillaire de Lippmann, Morat, Jean-Pierre ; Doyon, Maurice. Traité de physiologie, T.2. Paris : Masson et Cie, 1902.


7 ans plus tard, c'est Augustus Waller, médecin à Londres, qui fait la première mesure d'électrocardiographie sur un corps humain intact. Augustus Waller place des électrodes directement sur un homme et détecte en 1887, grâce à l'électromètre capillaire, le signal directement émis par un cœur sain [9]. C'est réellement la naissance de l'électrocardiographie. Waller va faire beaucoup pour démontrer au grand public par des conférences, la présence de ces signaux électriques dans le cœur, notamment à l'aide de son chien Jimmy comme cobaye, que l'on voit sur la Figure 7, les pattes trempées dans la solution saline qui permettait d'améliorer le contact électrique. Cependant, sans doute limité par la difficulté d'utilisation de cet électromètre assez capricieux, Waller ne va pas aller plus loin sur l'usage clinique de l'appareil et il en serait resté à cette démonstration sans la contribution d'un jeune étudiant des Pays-Bas, Willem Einthoven, qui est venu l'écouter en 1889 au 1er congrès international de physiologie à Bâle [10].

Jimmy, le chien d'Augustus Waller

Figure 7.  Jimmy, le chien d'Augustus Waller

À partir de 1887, Waller utilise l'électromètre capillaire pour mesurer des électrocardiogrammes, notamment lors de réunions publiques sur son chien, que l'on voit ici les pattes trempées dans une solution saline permettant de réaliser un contact électrique.

Source : Image d'après Wellcome Collection, CC BY-SA 4.0.


3. Le galvanomètre à corde et les premières applications cliniques

Einthoven va chercher systématiquement à améliorer l'appareil pour le rendre utile au diagnostic clinique. D'abord, il parvient en 1895 à améliorer considérablement la précision et la stabilité des mesures avec l'électromètre capillaire (voir Figure 8). Mais Einthoven est conscient que les limitations de l'électromètre capillaire déforment la mesure et ne s'arrête pas là : en modélisant la dynamique de l'électromètre, il va remonter jusqu'à la forme réelle [11]. Grâce à sa méthode, Einthoven prédit la forme réelle de l'électrocardiogramme sans l'avoir encore mesurée, avec la compression des oreillettes, la compression des ventricules et enfin une repolarisation des ventricules, en utilisant pour la première fois les lettres PRQST, venant de la tradition cartésienne [10] et qui sont encore maintenant utilisées pour décrire ces signaux (voir encadré). Cependant, là encore, c'est une impasse technologique : certes, Einthoven prédit la forme réelle mais seulement après un retraitement mathématique complexe. Impossible de l'utiliser au quotidien pour le diagnostic.

Electrocardiogrammes réalisés avec un électromètre capillaire

Figure 8.  Electrocardiogrammes réalisés avec un électromètre capillaire

À partir de 1895, Einthoven réalise des mesures très nettes avec l'électromètre capillaire, qui lui serviront ensuite à déterminer la forme réelle de l'électrocardiogramme en prenant en compte la distorsion due aux limitations de l'appareil.

Source : Image d'après Ueber die Form des menschlichen Electrocardiogramms, 1895.


Einthoven est convaincu que l'appareil de mesure doit encore s'améliorer : il part du principe de l'électromètre de Deprez-d'Arsonval, dans lequel c'est la bobine qui tourne dans un champ magnétique fixe, la bobine étant alimentée par le courant à mesurer. Afin d'améliorer la réponse temporelle, Einthoven décide de réduire la masse mobile et passe d'une bobine de plusieurs fils à un seul micro-fil en fibre de quartz métallisée. Ce micro-fil seul tendu, d'un diamètre de l'ordre du micron (soit 10 à 100 fois moins qu'un cheveu) [1], alimenté avec le courant à mesurer, est placé dans les champs magnétiques de deux électro-aimants (voir Figure 9 (a)). Ce fil va se déplacer très rapidement en fonction de l'intensité du courant qui le traverse, à cause du champ magnétique. La projection de l'ombre du fil mobile sert de base à la mesure, cette projection étant enregistrée sur un film photographique se déroulant en continu. Le tout pèse 300 kg mais présente une sensibilité de l'ordre du picoampère [11].

Le galvanomètre à corde mis au point par Willem Einthoven

Figure 9.  Le galvanomètre à corde mis au point par Willem Einthoven

(a) Principe du galvanomètre à corde mis au point par Willem Einthoven. À droite, une source lumineuse vient éclairer un micro-fil métallisé, la "corde", porteur du courant à mesurer et placé entre des électro-aimants. L'ombre projetée du mouvement du fil, lié à l'amplitude du signal électrique mesuré, est enregistrée sur un film photographique déroulé en continu. (b) L'appareil dans les laboratoires de Leyde. (c) La forme commerciale simplifiée du galvanomètre à corde telle que vendue à partir de 1911.

Source : (a) et (b) Images d'après A History of Electrocardiography, par Burch, DePasquale, Chicago IL: Year Book Publishers, 1964 [4]. (c) Image d'après Wikimedia.

On pourra retrouver d'autres illustrations dans la publication Centennial of the String Galvanometer and the Electrocardiogram par Charles Fisch, 2000 [12] et la présentation de son galvanomètre à corde dans son Disours pour la réception du prix Nobel [1].


Einthoven résume l'enjeu physique de son appareil dans la première page son discours de réception du Prix Nobel. Il écrit, en partant de l'équation qui détermine la sensibilité, que « si la corde de détection est moins tendue, alors des courants plus faibles entraîneront un déplacement détectable. Mais, si on augmente ainsi la sensibilité, on réduit alors la résolution temporelle, alors que dans la majorité des cas, on cherche à mesurer des variations rapides du courant » [1].

C'est la mise au point du galvanomètre à corde par Einthoven en 1901, combinaison de plusieurs idées nouvelles grâce à un superbe travail d'intégration, qui va lui permettre de dépasser largement la qualité de toutes les mesures précédentes des signaux électriques cardiaques et d'obtenir des mesures très proches des mesures actuelles, comme celle visible sur la Figure 10 où l'on distingue très nettement les ondes P, le complexe QRS, et l'onde T (voir encadré).

Un des premiers enregistrements d'électrocardiogramme avec le galvanomètre à corde

Figure 10.  Un des premiers enregistrements d'électrocardiogramme avec le galvanomètre à corde

Un exemple d'électrocardiogramme mesuré par Einthoven vers 1902 grâce au galvanomètre à corde, avec l'ampleur du mouvement de la corde en ordonnée.

Source : Image d'après Mike Cadogan, Life in the fast lane, tiré de l'article Galvanometrische registratie van het menschelijk electrocardiogram in: Herinneringsbundel Prof. S.S. Rosenstein. 1902: 101-106.


Einthoven fait ensuite de l'électrocardiogramme un outil de diagnostic clinique dès 1908 en identifiant plusieurs cas cliniques anormaux. Immédiatement, c'est le succès et l'appareil à mesurer les électrocardiogrammes est rapidement simplifié, industrialisé, et vendu à partir de 1911 par Cambridge Scientific Instrument Company Ltd (voir Figure 9 (c)). L'impact est considérable, il est maintenant possible de diagnostiquer des maladies comme la fibrillation auriculaire et donc les traiter correctement. C'est cette nouvelle ère ouverte par l'électrocardiogramme qui décidera l'Académie à décerner le prix Nobel de Médecine à Willem Einthoven en 1924.



John Scott Burdon-Sanderson

Figure 13.  John Scott Burdon-Sanderson

Source : Image d'après Wellcome Collection, CC BY-SA 4.0, auteur : G. Jerrard, 1881.


Gabriel Lippmann

Figure 14.  Gabriel Lippmann

Source : Image adaptée de The Nobel Prize.


Augustus Waller

Figure 15.  Augustus Waller

Source : Image adaptée de Wikimedia / Wellcome Collection.


Willem Einthoven

Figure 16.  Willem Einthoven

Source : Image adaptée de The Nobel Prize.


FONCTIONNEMENT DU COEUR

Le cœur humain est un organe musculaire fonctionnant comme une pompe qui assure la circulation du sang dans le corps. Il est constitué de deux parties, gauche et droite, séparées par une épaisse paroi. La partie droite pompe le sang désoxygéné (en bleu) vers les poumons alors que la partie gauche envoie le sang oxygéné (en rouge) dans l'organisme via l'aorte. Toutes les secondes environ, le nœud sinusal sur le cœur, ici en jaune, émet une petite impulsion électrique, qui contracte d'abord les oreillettes sur lesquelles sont branchées l'aorte et les artères – c'est ce qui provoque ce qu'on appelle l'onde P sur l'électrocardiogramme – puis ce signal vient stimuler la compression des ventricules droits et gauches qui vont pomper le sang – c'est le complexe QRS sur l'électrocardiogramme – et enfin tout vient se repolariser et se relâcher, c'est l'onde T. C'est cette séquence qui donne cette forme caractéristique de l'ECG. En cas de soucis de rythme cardiaque, la forme de l'ECG permet bien souvent de l'identifier et de sélectionner le bon traitement, évitant les interventions chirurgicales.

Références

[1] Nobel Lecture, par Willem Einthoven, December 11, 1925.

[2] Electricité animale ou électricité métallique ? - La controverse Galvani-Volta et l'invention de la pile, par Christine Blondel et Bertrand Wolff. [ Source du lien : Ampère et l'histoire de l'électricité, dernière révision septembre 2011, consulté en octobre 2025].

[3] Opere edite ed inedite, par Luigi Galvani, Bologna, Emidio Dall'Olmo, 1841. [Source du lien : Biblioteca Europa di informazione e Cultura].

[4] A History of Electrocardiography, par Burch, DePasquale, Chicago IL: Year Book Publishers, 1964.

[5] Ampère a-t-il inventé le galvanomètre, le télégraphe, l'électroaimant, le moteur électrique… ?, par Christine Blondel et Bertrand Wolff. [Source du lien : Ampère et l'histoire de l'électricité, dernière révision septembre 2011, consulté en octobre 2025].

[6] Matteucci and du Bois-Reymond : A Bitter Rivalry, par Gabriel Finkelstein, Archives Italiennes de Biologie 2011; 149(4):29-37.

[7] Relations entre les phénomènes et capillaires, par Gabriel Lippmann, Thèse de Doctorat, Paris, 1875. [Source du lien : Patrimoine Sorbonne Université].

[9] A demonstration on man of electromotive changes accompanying the heart's beat, par Augustus Desiré Waller, The Journal of Physiology (London) 1887; 8:229-234. [Source du lien : The Physiological Society].

[10] A History of the Origin, Evolution, and Impact of Electrocardiography, par W. Bruce Fye, The American Journal of Cardiology, 1994; 73:937-949.

[11] The centennial of the Einthoven electrocardiogram, par Paul Kligfield, The Journal of Electrocardiology, 2002; 35 Suppl:123-9.

[12] Centennial of the String Galvanometer and the Electrocardiogram, par Charles Fisch, The Journal of the American College of Cardiology, 2000; 36:1737–45.

Pour citer cet article :

Contributions des physiciens aux progrès de l'électrophysiologie à la fin du XIXe siècle : vers l'électrocardiogramme, Quentin Le Masne, décembre 2025. CultureSciences Physique - ISSN 2554-876X, https://culturesciencesphysique.ens-lyon.fr/ressource/Electrophysiologie_LeMasne.xml

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