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La « force » de l'eau

07/10/2004

Gabrielle Bonnet

Gabrielle Bonnet

Résumé

Comment se situe l'énergie de l'eau par rapport aux autres sources d'énergie ? Comment est-elle utilisée en France ? Quel avenir pour l'eau en tant que source d'énergie ?


Au treizième siècle, l'eau en furie a rasé la ville de Grenoble. Depuis des siècles, la marée dans la baie Saint-Michel avance aussi vite qu'un cheval au galop... L'eau en mouvement fait régulièrement la preuve de sa puissance, souvent destructrice... Face à une telle puissance, le désir de la maîtriser pour fournir de l'énergie à l'homme est tout aussi ancien (premiers moulins à eau : deuxième siècle avant notre ère).

Comment se situe l'énergie de l'eau par rapport aux autres sources d'énergie ? Comment est-elle utilisée en France (...et ailleurs) ? Quel avenir pour l'eau en tant que source d'énergie ?

La « force » de l'eau ?

Pour savoir quelle quantité d'énergie les mouvements de l'eau peuvent fournir, un calcul d'ordre de grandeurs rapide peut fournir une première réponse.

Considérons que l'on veut obtenir une énergie d'un kilowattheure, quelle quantité d'eau, de charbon, ou d'uranium faut-il fournir ?*

  • On considère une centrale hydroélectrique de hauteur de chute z = 40 m et de rendement typique r = 0,85 : l'énergie qu'elle fournit est E = r m g z. Pour que cette énergie soit égale à 1 kW.h, il faut que m = 11 tonnes. Pour un débit d'eau de 10 m3/s, ceci correspond à 1 seconde de fonctionnement environ.
  • L'énergie éolienne fournit des chiffres similaires. L'énergie récupérée est de nature cinétique : E = rendement × 1/2 m v2. Avec un rendement de 20% et un vent de 50 km/h, il faut près de 190 tonnes d'air pour récupérer une énergie de 1 kW.h ! Si la surface balayée par les pales est de 5000 m2, alors ceci correspond, pour une densité de l'air de l'ordre de 1,2 kg/m3, à un temps de 2,2 secondes.
  • On considère à présent l'énergie fournie par la combustion d'une masse m de charbon dans une centrale thermique. La réaction chimique de combustion du charbon est : C + O2 → CO2 L'énergie de cette réaction est d'environ 365 kJ libérés par mole de carbone consommé. Par suite, si le rendement énergétique de la centrale est de 35%, ceci signifie que la production d'1 kW.h par cette méthode nécessite environ 24 kg de charbon.
  • Considérons enfin une centrale nucléaire classique : l'énergie produite par la réaction de fission d'un noyau d'uranium 235 est de l'ordre de 177 MeV. Un kilowattheure correspond donc à la fission d'environ 5 × 10-5 g, soit, si l'uranium naturel contient environ 0,7% d'uranium 235, à une masse d'environ 0,007 g d'uranium naturel.

Ces ordres de grandeurs ne doivent pas surprendre... La force gravitationnelle est de loin la plus faible des interactions fondamentales qui interviennent dans ces modes de production d'énergie. La force électromagnétique (mise en jeu lors de la combustion du charbon) vient après et l'interaction forte (qui intervient dans les centrales nucléaires) est de loin la plus puissante.

On sait aussi, cependant, que la gravitation est perceptible tout autour de nous, au lieu d'être une interaction « secondaire » dans notre existence car elle est toujours attractive, et qu'à l'échelle de masses très importantes, elle finit par surpasser les autres interactions. Un kilowattheure correspond, on l'a vu, à 11 tonnes d'eau... mais ces 11 tonnes d'eau, étant donné le débit d'une centrale hydroélectrique, correspondent à une durée de l'ordre de la seconde seulement.

La « force » de l'eau, comparativement aux autres sources d'énergie, vient des énormes masses mises en jeu.

Pour plus de détails sur cette question, voir le dossier « Les multiples visages de l'énergie », proposé par Roger Balian, d'où certains de nos exemples ont été tirés, et en particulier l'article « III - Comparaisons des différentes formes d'énergie », qui pousse bien plus loin cette réflexion sur les différentes formes d'énergie.

L'eau source d'énergie en France

Les centrales hydroélectriques classiques

Les centrales hydroélectriques classiques sont 550 en France et constituent 14% environ de la production d'électricité. Dans le monde l'hydroélectricité fournit 19% de l'électricité totale. Le degré d'exploitation du potentiel hydroélectrique est très variable suivant les pays : il est de 90% environ en France, mais seulement 5% en Afrique et 20% en Asie et Amérique Latine.

Les centrales hydroélectriques « classiques » se divisent en usines de lac (impliquant une grande hauteur de chute et d'importantes réserves d'eau), usines d'éclusée (hauteur de chute et réserves d'eau moyennes), au fil de l'eau (faible hauteur de chute et peu ou pas de réserve) et usines de pompage (où l'eau peut être déplacée dans les deux sens, via la gravité ou en pompant, entre deux réservoirs).

Un intérêt majeur de l'énergie hydroélectrique, qui fait de cette énergie une part irremplaçable à ce jour de notre production d'électricité, est que l'électricité hydroélectrique (excepté celle produite par les usines « au fil de l'eau ») est très rapidement mobilisable et modulable en fonction de la demande. Ainsi, lors de variations brusques de la consommation (liées par exemple aux aléas de la météo -chauffage ou climatisation en hausse subite-), le potentiel électrique d'une centrale hydraulique de barrage peut être mobilisé en quelques minutes, contrairement à celui d'une centrale nucléaire, qui s'adapte au grandes variations saisonnières mais n'est pas flexible à courte échéance.

Les usines de pompage, de plus, permettent de stocker l'énergie électrique sous forme potentielle, pendant les périodes de faible consommation.

Les centrales thermiques à charbon ou pétrole sont elles aussi adaptables avec un temps de délai assez faible et contribuent à la flexibilité de la production d'électricité, mais produisent du CO2 qui contribue à l'effet de serre. Elles n'ont donc pas le même impact en termes écologiques que les centrales hydrauliques.

Une autre partie de la souplesse du réseau électrique pour répondre à la demande dépend de l'interconnexion entre différentes régions ou pays pour lesquels les pics de consommation sont différents. Le pays qui doit faire face à un pic de consommation importe depuis les pays dans lesquels la demande d'électricité à ce moment-là est moindre.

Lors de circonstances exceptionnelles comme on en a connues l'été 2003 en Europe avec des pics de chaleur dans la plupart des pays de la zone, la consommation d'électricité via les climatisations (ou, par temps froid, le chauffage) peut augmenter de façon imprévue et généralisée. Dans ces circonstances, l'interconnexion des réseaux ne suffit pas à gérer la crise, et la question de la gestion de l'eau est un travail d'équilibriste entre :

  • les nécessités de la demande d'électricité -si on ne peut importer des pays voisins, il faut produire plus- ;
  • la nécessité de conserver un débit suffisant au fleuve en aval pour la vie aquatique et l'irrigation des cultures ;
  • la nécessité d'un niveau d'eau suffisant en amont pour maintenir les activités touristiques.

Les centrales hydrauliques peuvent ainsi avoir une grande importance dans la gestion des réserves en eau : en France, EDF gère ainsi 75% des ressources en eau de surface du pays. La gestion des centrales, celle de l'eau d'irrigation ou celle du tourisme sont donc interdépendantes.

Si la demande en électricité est plus grande que ce que les centrales peuvent produire, on assiste à des « délestages », des coupures de courant volontaires dans une partie du réseau, qui résultent de l'incapacité des centrales à fournir de l'électricité à tous...

L'usine marémotrice de la Rance

La puissance des forces de marées en certains endroits a fait germer l'idée d'utiliser cette énergie pour produire de l'électricité. Cette idée s'est concrétisée en France avec l'usine marémotrice de la Rance.

Succédant aux moulins à eau traditionnels construits à cet endroit dès le XIIième siècle, l'usine de la Rance utilise ce site privilégié pour tirer de l'électricité d'un débit qui atteint jusqu'à 18 000 m3 d'eau par seconde.


Les usines marémotrices sont peu nombreuses dans le monde... En fait, l'usine de la Rance, avec une capacité de 240 MW, est plus de dix fois plus puisante que la deuxième usine marémotrice par sa production, située à Annapolis, au Canada, et qui n'a une puissance que de 20 MW...

Les limites à la multiplication de ce type d'usine sont tout d'abord les lieux disponibles (il faut un site géographique privilégié avec de très fortes marées), mais aussi des problèmes plus techniques, comme la nécessité d'utiliser des matériaux résistant à la corrosion. L'usine de la Rance a montré, depuis 1967, la faisabilité d'une telle usine, mais leur multiplication à l'échelle mondiale ne semble pas très proche.

L'eau, omniprésente dans toutes les centrales électriques

Seule une minorité de centrales électriques fonctionnent à l'hydroélectricité (en France, cela correspond à 14% de l'énergie électrique produite) : les autres sont dans leur quasi-totalité des centrales thermiques classiques (à charbon ou à pétrole) ou des centrales nucléaires. Dans ces centrales, la source d'énergie est le pétrole, le charbon ou l'uranium, mais cette énergie est convertie dans tous les cas en chaleur qui transforme l'eau en vapeur, et, au bout du compte, fait tourner une turbine. Si l'eau n'est pas la source d'énergie de ces centrales, elle reste un élément nécessaire au bon fonctionnement de la centrale.

De ce fait, la gestion de l'électricité produite par les centrales, même non hydroélectriques, peut parfois avoir un impact -en période de sécheresse en particulier- sur les cours d'eau.

L'eau comme combustible, la solution de l'avenir ?

La fission, utilisée jusqu'à ce jour dans les centrales nucléaires, fait appel à un combustible épuisable dans un avenir prévisible si celui-ci est utilisé de la même façon que maintenant (l'Uranium devrait alors venir à manquer dans un siècle environ). Le pétrole et le charbon sont eux aussi épuisables (le pétrole dans un avenir proche, de l'ordre du demi-siècle, avec les réserves et au rythme actuel) et les centrales qui les utilisent dégagent du CO2 qui accroît l'effet de serre.

Quelles sont les solutions qui permettraient de résoudre le problème du manque de combustible nucléaire ?

Les pistes possibles, qui permettraient de résoudre ce problème important pour notre production d'électricité (la question des transports est un autre problème, plus difficile), sont multiples : changement de nos sources de matériaux fissiles (utiliser du Thorium à la place de l'Uranium par exemple…), changement de technologie : surgénération, fusion nucléaire, etc.

La construction de surgénérateurs nucléaires est une solution dont la mise en oeuvre à l'échelle industrielle est plus rapidement envisageable que celle de la fusion nucléaire. Consommant cent fois moins de minerai qu'une centrale classique, l'utilisation de tels surgénérateurs permettrait de multiplier la durée de vie de l'uranium dont nous disposons actuellement par 100...

Un tel surgénérateur a existé en France, à Creys Malville, toutefois il a été arrêté en 1998.

Une deuxième solution est à l'étude : la fusion nucléaire. C'est cette solution que nous allons expliquer ici.

Deux pistes existent : fusion par laser, peut-être plus facile à mettre en œuvre que le projet ITER, mais orientée vers les applications militaires, et fusion par confinement magnétique. C'est cette deuxième piste -celle que le projet ITER et ses successeurs éventuels ont pour vocation à maîtriser- que nous allons décrire ici. La fusion nucléaire part de deux noyaux légers : du deutérium et du tritium, et permet de produire un noyau plus lourd et plus stable : de l'hélium.

21D + 31T → 42He + 1n

Le deutérium, isotope de l'hydrogène, peut être obtenu à partir de l'eau de mer. 1 g d'eau de mer contient 30 µg de deutérium. Comme l'énergie de la réaction ci-dessus est de 1,7 × 1012 J/mol, il suffirait de 4 µg de deutérium, soit 0,14 g d'eau de mer, pour produire 1 kW.h à condition de posséder le tritium nécessaire et d'utiliser tout ce deutérium. De ce fait, les réserves en deutérium sont quasi-inépuisables.

Comment prévoit-on d'obtenir le tritium ?

Le tritium devrait en principe être produit in situ (à l'intérieur du réacteur) à partir de lithium. Un atome de lithium 6 et un neutron réagiraient pour donner du tritium et un atome d'hélium. Le lithium utilisé peut être extrait de l'écorce terrestre, où il est présent en quantités plus abondantes que l'uranium. Les réserves terrestres de lithium permettraient de couvrir les besoins mondiaux en énergie via la fusion nucléaire pendant 5000 ans, sachant que l'eau de mer contient elle aussi du lithium, et que ces ressources repoussent l'épuisement du lithium disponible à plusieurs millions d'années.

Le problème en ce qui concerne le tritium n'est donc pas tant un problème de source possible (on sait trouver le lithium en quantités suffisantes) qu'un problème scientifique et technique : on ne sait pas encore le produire et le régénérer in situ.

Et les questions écologiques ?

Du point de vue écologique, il y a quelques différences entre les centrales nucléaires classiques et les éventuelles centrales « à fusion » que l'on espère construire.

Points positifs : les produits de la réaction de fusion ne sont pas radioactifs, et le lithium et le deutérium utilisés pour obtenir cette réaction ne le sont pas non plus. En ce sens, la fusion nucléaire se distingue de la fission nucléaire dans laquelle les produits de réaction, de même que le combustible, sont radioactifs.

Points négatifs : le tritium, étape intermédiaire de la réaction, lui, est radioactif. La demi-vie du tritium est faible (demi-vie radioactive : 12,3 ans, demi-vie biologique : de l'ordre d'une dizaine de jours). Mais le point négatif le plus important concerne les matériaux de la centrale. Dans une centrale nucléaire traditionnelle, les matériaux de la centrale qui sont irradiés par les neutrons produits par la réaction deviennent radioactifs. La demi-vie de ces matériaux irradiés est de l'ordre du siècle voire de quelques siècles. Dans une centrale fonctionnant à partir de la fusion nucléaire, la question des matériaux se pose de façon beaucoup plus importante car il faut en trouver qui résistent de façon satisfaisante aux neutrons produits, beaucoup plus énergétiques que dans le cas de la fission nucléaire.

Quelles questions techniques reste-t-il à résoudre pour obtenir un réacteur nucléaire industriel fonctionnant suivant le principe de la fusion nucléaire ?

Nous avons commencé à aborder cette question : les neutrons d'une centrale fonctionnant suivant le principe de la fusion nucléaire sont plus énergétiques que ceux produits par une centrale classique (14 MeV contre 2 MeV). Cela pose des problèmes supplémentaires pour construire l'enceinte de la centrale, problèmes que l'on ne sait pas encore résoudre. Une machine (IFMIF) devrait normalement être construite exprès pour étudier cette question.

Il reste donc, pour pouvoir construire un réacteur industriel fonctionnant sur le principe de la fusion, à savoir produire et régénérer le tritium in situ, élaborer des matériaux qui résistent au flux de neutrons de 14 MeV, maîtriser le comportement d'un plasma, notamment quand l'ignition est atteinte, et enfin extraire l'énergie en régime continu.

Maîtriser ces techniques de production d'énergie à partir de la fusion nucléaire, à l'échelle industrielle et non plus « seulement » en laboratoire, c'est ce que l'on souhaiterait réussir grâce au projet ITER et au projet DEMO qui devrait en principe suivre... L'enjeu est important, le projet, en dépit des difficultés qui l'attendent et du fait que la réussite n'est pas assurée, méritait donc d'être tenté.


Pour aller plus loin...

Pour citer cet article :

La « force » de l'eau, Gabrielle Bonnet, octobre 2004. CultureSciences Physique - ISSN 2554-876X, https://culturesciencesphysique.ens-lyon.fr/ressource/Eau.xml

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